Page:Le Tour du monde - 04.djvu/242

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

clair-semés sur le Rio Quéquen, cours d’eau rarement tracé et plus rarement encore dénommé sur nos cartes européennes.

Quels motifs avaient pu entraîner un enfant de Paris à cette extrémité du nouveau monde ? Quelques mots doivent me suffire pour les faire connaître.

Comme tant de milliers de Français que chaque année voit quitter le sol natal pour les rives de la Plata, j’étais venu en 1855 tenter la fortune à Montevideo et à Buenos-Ayres, et essayer d’acquérir, au prix de connaissances pratiques que j’avais acquises à Paris dans le commerce d’exportation, la certitude du pain quotidien pour moi et un peu d’aisance pour les vieux jours de ma mère. Mais, hélas ! rien ne m’avait réussi : ni à Montevideo, où je trouvai installée une concurrence beaucoup trop forte pour moi, ni à Buenos-Ayres, en proie à une des crises révolutionnaires qui l’agitent périodiquement.

Alors j’avais entrepris de visiter les districts frontières des tribus indiennes, dans l’espoir de rencontrer de meilleures chances sur ce sol moins battu des Européens, mais je n’y avais pas été plus heureux que dans les grandes villes qu’ils exploitent.

Ayant ainsi parcouru vainement Mûlita, le Bragado, l’Azul, le Tendil, Tapalquen, Quenquen-Grande, points importants de la frontière argentine qu’habitent de nombreux fermiers (estanceros) adonnés à l’élève et au trafic du bétail, je résolus, sans me laisser abattre par les déceptions, de revenir à Rosario où, m’assurait-on, j’aurais plus de chances de succès.

Un Italien, nommé Pedritto, fourvoyé comme moi dans ce district perdu, m’ayant alors proposé de m’accompagner, nous entreprîmes de traverser la pampa afin d’abréger la distance que nous avions à franchir.

Pour remplacer les guides que nous étions dans l’impossibilité de nous procurer, je traçais un plan de route sur une carte, j’achetai une boussole, et confiants dans nos forces et notre jeunesse, nous partîmes à pied, munis de quelques provisions de bouche et de chasse. Nous savions que de nombreuses difficultés, des dangers même pouvaient se présenter, mais nous étions disposés à tout braver.

Ce fut le 18 mai 1856 que nous nous mîmes en route. Cette époque de l’année coïncide avec le commencement de l’hiver de ces régions. Une pluie torrentielle, un froid rigoureux qu’augmentait encore le vent violent qui souffle des profondeurs de la Patagonie, nous assaillirent au départ. Ce mauvais temps dura quatre jours, pendant lesquels nous ne pûmes ni chasser ni faire de feu ; nous avions beaucoup de peine à garantir nos armes dont dépendait notre existence. Dans la soirée du quatrième jour, la pluie cessa, un rayon de soleil survint qui ranima notre ardeur, nous nous reposâmes quelques heures et nous mangeâmes le peu qui restait de notre pain trempé de pluie. Après avoir réparé nos forces et étudié notre plan de route, nous reprîmes notre marche tout en cherchant à tuer quelque gibier. Cependant nous n’avancions que bien lentement sur un sol entièrement détrempé, et le cuir de nos chaussures s’en ressentit à tel point, que la nuit suivante nous les perdîmes ; dès lors il nous fallut affronter, pieds nus, les rudes aspérités du sol et l’intensité du froid.

Dans la matinée du cinquième jour, quoique la marche nous devînt pénible, nous avions parcouru une grande distance, quand nous rencontrâmes une rivière étroite et profonde, encaissée dans un ravin pierreux et à pic. Descendre au bord de l’eau fut un véritable travail. Le reste du jour fut employé à rechercher un passage pour gagner l’autre rive. Nous avions réussi à le trouver quand l’idée nous vint de remettre la traversée au lendemain, car la rive où nous nous trouvions paraissait devoir nous offrir un meilleur abri que l’autre contre le vent.

Nous imaginâmes même de creuser avec nos couteaux une grotte dans la falaise afin de nous garantir complétement de la température froide et humide de la nuit. Nous poussâmes la recherche jusqu’à faire du feu dans la grotte afin de l’assainir, et ce réduit semblait promettre à nos corps brisés de fatigue une délicieuse nuit de repos. Mais, hélas ! on ne songe jamais à tout. Dans notre préoccupation de bien-être, nous n’avions prêté aucune attention à la crue des eaux qui déjà s’était fait sentir dans la journée. À peine avions-nous clos la paupière, que notre grotte, soudainement envahie par l’eau tourbillonnante et rapide, faillit devenir notre tombeau. Je n’eus que le temps d’éveiller mon compagnon et de saisir mes armes pour fuir. Mais s’échapper ne fut pas chose facile à deux hommes surpris par le danger dans leur premier sommeil, obligés de chercher leur chemin à travers les eaux et les ténèbres, et réduits à se servir de leurs poignards comme d’échelons pour franchir un escarpement qui, battu par l’inondation, menaçait à chaque mouvement un peu brusque de leur part, de s’écrouler sous eux ! La divine Providence, sans doute, nous vint en aide ; nous atteignîmes le sommet de la falaise, sains et saufs et avec nos armes ! Nous en fûmes quittes pour la perte d’une partie de notre poudre, de nos munitions et de quelques menus objets de rechange abandonnés au torrent.

Cette nuit, commencée sous de si tristes auspices, s’acheva dans un sommeil profond, et le lendemain au réveil il ne nous serait resté du danger passé, qu’un souvenir fait pour nous encourager plutôt que pour nous abattre, si nous n’avions pas été obligés d’attendre pendant deux jours, deux longs jours de privation absolue et de véritable famine, que la baisse des eaux nous permît de franchir la rivière.

Le troisième jour seulement, nous tentâmes le passage après avoir fait un paquet de nos hardes et les avoir placées sur notre tête ; nous nagions d’une main, tandis que de l’autre nous nous efforcions de tenir nos fusils hors de l’eau, mais ce n’était pas chose facile à exécuter. Le courant, d’une force extrême, nous entraîna dans un tourbillon où nous faillîmes périr ; lorsque enfin nous abordâmes à la rive opposée, nous étions rendus de fatigue et dans un extrême état de faiblesse. Il nous fallut faire un bon feu pour ranimer nos membres engourdis,