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NOTES ÉCRITES DE COCHINCHINE.

(Voyez page 94.)




Les femmes. — Le bétel.

Les femmes ne sont nulle part aussi libres qu’en Cochinchine. On ne leur casse pas les pieds avec des bandelettes, comme on le fait en Chine, ou les reins et la poitrine avec des corsets de fer, comme en Occident. Elles ne sont pas obligées de se voiler le visage, comme les femmes turques. Elles vont et viennent à leur guise. Souvent, elles prennent de l’influence dans les affaires d’une manière sûre, quoique indirecte, par l’empire qu’elles exercent sur leurs maris. Dans beaucoup de villages, ce sont les femmes qui gouvernent.

Quoique la polygamie soit tolérée dans l’Annam, elle y est mal vue. Un homme ne prend généralement qu’une femme. Un chrétien, dans un village du Tonquin, avait une femme qui ne lui donnait pas d’enfants ; ses parents lui conseillaient de prendre une autre femme et souvent revenaient à la charge. Il résista par attachement pour sa première compagne, disant que Dieu la rendrait féconde un jour. Au bout de vingt ans, elle lui donna un fils. Ne dirait-on pas la contre-partie de ces sévères histoires hébraïques qu’on rencontre dans la Bible et le Coran ?

Les bonzes annamites ne sont pas mariés. J’ai entendu de pauvres chrétiens cochinchinois qui avaient demandé une messe pour un petit enfant mort, se plaindre avec amertume parce que la messe avait été chantée par un homme marié. Le diacre qui répondait habituellement étant malade, il avait fallu recourir à un ancien élève du père. C’était un brave homme, bon chrétien, mais qui, ayant changé d’idée, s’était marié. Les parents se fâchèrent presque en voyant arriver l’assistant : dans leur pensée, les choses n’étaient pas faites régulièrement.

L’allure des femmes rappelle ce qu’on se figure de la pose décidée des canéphores. La taille est heureusement cambrée ; les bras marquent la mesure. Leur teint naturel se rapproche de cette pâleur qui n’est pas maladive et que les Italiens appellent « une face de morte. » Pourtant s’il était permis d’employer les galanteries du dernier siècle, on dirait que les violettes, sur leurs joues, se marient au safran. Elles sont peut-être un peu trop jaunes. Les femmes du peuple sont presque noires : elles ne le sont pas cependant beaucoup plus que certaines paysannes du midi de la France.

Une figure plus ovale que ronde ; des yeux si peu bridés qu’il faut savoir qu’ils le sont, d’une expression presque animale, pleins d’un beau feu tranquille, les beaux yeux de bœuf de Junon ; un tout petit nez qu’on eût appelé le nez de Roxelane, du temps où on poétisait jusqu’au nez ; des cheveux noir-bleu ramenés simplement en un chignon qui domine la tête, peut-être d’une façon exagérée ; un corsage peu développé, mais bien pris, et cette ondulation dans la démarche que les Grecs appelaient divine, qui est comme l’harmonie du corps humain et qui annonce l’intensité de la vie ; voilà le portrait de Mlle Kon-lei, qui a épousé, il y a quinze jours, notre interprète Joannes. Elle serait belle pour des yeux européens, si elle ne s’était faite une bouche de charbon. La coutume du bétel séparera longtemps encore les Asiatiques des Européens.

La culture du bétel exige de grands soins. Quand elle réussit, elle rapporte des bénéfices considérables. Trente feuilles se vendent quinze sapèques. Les plants doivent être couverts d’un abri épais qui les protége contre l’ardeur du soleil. Autrement, ils périssent. Les champs d’Oc-moun sont couverts d’un dôme impénétrable, et paraissent noirs en plein midi. Cette ombre épaisse fait penser aux vignes de Castellamare. La feuille du bétel ressemble à celle du mûrier : on la remarque dès qu’on la voit à cause de la délicatesse de ses nervures et de sa nuance d’un vert tendre. L’arbuste monte le long du tuteur jusqu’à une hauteur de sept à huit pieds. Dans le Tonquin, les gelées salines font périr quelquefois en une nuit des plantations entières de bétel. L’air, dans ce pays, est imprégné de sels nitreux qui se déposent, dans la nuit, comme une sorte de gelée blanche. Le sol se couvre d’efflorescences.

L’usage du bétel est répandu dans toute la Malaisie, dans l’Annam et dans les pays environnants. L’évêque du Tonquin a mâché le bétel pendant plusieurs années. Ses dents n’en ont pas souffert, et il semblerait que cette drogue n’attaque pas l’émail. Les dents des jeunes enfants sont laquées à un certain âge ; cette opération se fait au moyen d’une plante ; elle est complète en une seule fois. Il existe sans doute d’autres simples qui doivent dissoudre la couche noire ; mais on n’en connaît aucun. L’usage du bétel seul rend les dents jaunes. C’est pour éviter cette teinte sale que ces peuples ont pris le parti d’adopter pour leur denture la couleur noire. Les Annamites trouvent que les dents d’ébène sont une beauté. Un mandarin du Tonquin devant qui s’était présenté un homme de Penang aux dents blanches, demanda à ceux qui l’entouraient quel était cet homme à la bouche si laide, et qui avait les dents blanches comme un chien. Mais rien n’est plus affreux au goût d’un Européen. Lorsque la bouche s’entr’ouvre pour parler ou pour sourire, on n’aperçoit qu’un trou tout noir, et les bouches les plus jeunes paraissent édentées.