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il tinte maintenant dans le campanile de Saint-Janvier. Il n’en reste que la tête, celle de Conrad : elle est, je crois, au musée.

Par malheur l’archevêque n’a pas aboli toutes les superstitions. Il en reste encore et d’assez violentes. Maintenant les animaux vont se faire guérir par saint Antoine et les femmes par la feue reine Christine, première épouse de Ferdinand, déjà béatifiée. Vous dirai-je encore l’obstination des gens nerveux qui croient calmer leurs migraines, en passant leur tête dans une niche, creusée dans je ne sais quel mur d’église ? Vous compterai-je les boiteux, bossus, bancals, estropiés, paralytiques qui se rendent en procession dans l’église des Carmes, on ils sont infailliblement redressés et ranimés ? Par malheur, il y a deux ou trois mois, ils l’ont été un peu trop vite. Le cortége d’infirmités et de difformités venait d’entrer dans le temple et attendait le miracle assez patiemment, quand tout à coup je ne sais quel maladroit marcha sur le pied d’un garibaldien, qui n’était pas le plus endurant des hommes : il tira son sabre en roulant de gros yeux. Une panique effroyable envahit et balaya l’église. Les boiteux jetèrent derrière eux leurs béquilles, les paralytiques sautèrent à bas de leurs brancards et les culs-de-jatte prirent leurs jambes à leurs cous. Ce miracle avant terme a fait bien des hérétiques.

Mais il y a toujours des croyants obstinés. Entre autres, les sacristains qui montrent les églises. Vous ne persuaderez jamais à celui de Saint-Dominique que son crucifix n’ait pas dit à saint Thomas : « Tu as bien écrit sur moi, Thomas, que veux-tu pour ta peine ? — Je ne veux rien que toi, » répondit le saint, ravi en extase à trois pieds de terre, comme le bienheureux Cupertin.

Ailleurs on vous montre un Christ en croix qui, pour éviter un boulet, lors du siége de Naples, en 1439, baissa la tête. Ailleurs (dans l’église des Carmes déjà nommée), un Christ en ivoire sur le crâne duquel il pousse continuellement un certain nombre de cheveux : le feu roi Ferdinand allait voir chaque année ce phénomène. Ailleurs encore (dans l’église de Saint-Paul), une madone qui est venue là toute seule, du palais royal qui fut autrefois sa résidence, à la suite de je ne sais quelle parole du souverain qu’elle avait entendue et qui lui avait déplu. Je pourrais vous citer enfin le miracle de saint Janvier, sur lequel M. Vernes, dans son excellent livre Naples et les Napolitains, nous donne une page très-curieuse, écrite il y a bientôt quatre cents ans :

« Dimanche IIIe jour de may, le roi ouyt messe à Sainct-Genny à Naples, qui est la feste de la grant eglise cathedrale où il y eut grant assemblée de prélats, tant cardinaulx, evesques et autres prelats constitués en dignités. Et en icelle eglise fut monstré au roy le chief de sainct-Genny, qui est une moult riche chose a veoir, digne et saincte. Quand le roy fut devant le grand autel, on alla querir de son precieux sang en une grant ampole de voirre et fut monstré au roy, et on lui bailla une petite verge dargent pour toucher ledict sang qui estoit dedans l’ampole dur comme pierre à ce que le roy le touchast de la verge dargent, laquelle fut mise sur lautel devant le glorieux sainct, incontinent commença à es chauffer et amolir comme le sang dung homme bouillant et fremissant qui est ung des grands miracles que on puisse veoir a présent, dont tout le peuple françois tant nobles que autres se donnoient grant merveille. Et disoient les seigneurs de Naples tant deglise que de la ville que par ce précieux chief et sang avoient cognoissance de beaucoup de requestes envers Dieu, car quant ils faisaient leurs prières si elles estoient bonnes le sang amolissoit, et si elles n’estoient de juste requeste il demeuroit dur. Aussi par ce sang avoient la cognoissance de leur prince sil devoit estre leur seigneur ou non. »

Par bonheur (ce qui a épargné beaucoup de sang) le saint accepte volontiers pour seigneurs tous ceux qui sont maîtres de la ville. Il n’a de rancune contre personne, pas même contre ceux qui ne croient pas en lui. Dans sa mansuétude, il a obéi dans le temps à Championnet qui lui ordonnait de faire son miracle sur-le-champ, sous peine de voir fusiller ses chanoines. Il vient d’obéir à Garibaldi qui ne lui a pourtant adressé aucune menace : il obéit de même à Victor-Emmanuel. Je suis donc pour qu’on lui laisse faire son miracle en paix : c’était aussi l’opinion de Voltaire.

Vous le voyez, monsieur, à ces besoins d’imagination, le sentiment religieux des Napolitains n’a rien à faire avec le nôtre. C’est une passion impétueuse, sensuelle, pleine d’ivresses et de voluptés, pleine aussi d’effusions, de transports, de colères même. Dans l’église de Saint-Janvier, le jour du miracle, la foule est ivre. J’y ai vu des convulsionnaires enragés. Si le sang tarde à se liquéfier, l’impatience populaire déborde en invectives. On apostrophe le saint en termes outrageants qui ne se répètent pas dans notre langue. Tout cela pourrait bien tourner en émeute, si le miracle ne se faisait pas à volonté.

Les Calabrais un jour (au dire de M. Vernes) ont poussé encore plus loin l’irrévérence. Après une longue sécheresse, qui ne finissait pas en dépit de toutes leurs prières, ils prirent tous leurs saints, peintures et statues, et les mirent en prison. Je m’en tiens là, je n’ai rien de plus fort à vous dire.

Avec de pareilles dispositions, rien ne peut vous étonner chez ce peuple qui pousse la crédulité aussi loin qu’on la poussa jamais. Il n’y a pas de croyance puérile qui ne s’acclimate à Naples et ne s’érige en article de foi. Tous nos préjugés sur l’huile tombée, les glaces brisées, etc., etc., sont répandus ici comme dans les loges de nos portières. Et il y en a mille autres qui tiennent au sol. Quand l’enfant vient de naître, par exemple, la sage-femme le martyrise de mille manières et finit par le poser à terre jusqu’à ce que le père vienne le prendre, sans quoi il n’est pas reconnu. Jamais une femme ne fait son lit avant que son mari soit sorti ; agir autrement serait tenter la Providence. Le 24 juin, en plein midi, en face du soleil, bien des jeunes filles versent du plomb fondu dans l’eau d’un bassin, où ce métal forme des à peu près d’images, quelque chose qui