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leurs grandes corbeilles pleines d’œufs sur la tête. Tous les marchés s’enguirlandent de feuillages et se couvrent de fruits défendus. Le peuple regarde ces trésors avec une sorte de rage. Les mendiants pullulent, plus nombreux que d’ordinaire : ils veulent aussi faire leurs pâques. Il y a force ouvriers, gens de lettres, avocats, notaires, médecins, etc… (je ne ris pas) qui mendient comme de simples va-nu-pieds pour la bombance du lendemain ; Tout cela est d’une voracité sinistre.

Le bonjour. — Dessin de Ferogio.

Le jeudi saint à midi, toutes les cloches se taisent et toutes les voitures, tous les chevaux disparaissent, soit pour ne pas troubler d’un bruit irréligieux l’agonie de Notre-Seigneur, soit pour aller se faire bénir à Rome. Aussi est-il d’usage de sortir à pied ces jours-là. Naples est une ville où mon domestique croirait se déshonorer s’il faisait une lieue sur ses jambes. En revanche le premier gentilhomme de l’ex-roi François  II ne manquerait pas, le jeudi saint, de visiter sept églises et de parcourir à pied la rue de Tolède. Les duchesses vêtues de noir marchent comme de simples femmes du peuple et crottent bravement leurs brodequins. La rue, offre un spectacle assez curieux ces jours-là : figurez-vous un trottoir plus peuplé, plus bruyant, plus joyeux que ceux de nos boulevards ; seulement toute cette foule qui se pavane et fait la roue, cause et rit comme dans un salon, toute cette foule porte le deuil du Sauveur du monde.

Il en résulte que le vendredi saint est la fête des cochers, qui comptent dans la population napolitaine. Naples est la ville d’Europe où il y a le plus de voitures et, par conséquent, le plus d’automédons. Ces cuistres sont les plébéiens les plus insolents de la ville. Ils sont aussi les plus lâches et vous les mettez à la raison avec un revers de main. Au siècle dernier cependant, ils s’érigeaient en matamores. Ils furent les plus forts spadassins de l’école napolitaine, si célèbre au temps où les duels étaient honorés. Quand deux gentilshommes croisaient le fer, leurs cochers se battaient entre eux : c’était la règle. On les considérait comme des seconds.

Il s’est dit pour la première fois à Naples ce mot très-connu qui a fait depuis le tour du monde. L’abbé Genovesi proposait à un gentilhomme un précepteur pour ses deux fils, aux appointements de trente ducats par mois. « Trente ducats ! s’écria le gentilhomme. Mais je n’en donne pas autant à mon premier cocher ! — Prenez donc un second cocher pour l’un de vos deux fils repartit l’abbé : vous aurez deux chevaux de plus. »

Les gens d’écurie ne sont plus les bretteurs ni les musiciens d’autrefois, qui excellaient à jouer du luth ou de la mandoline, et qui donnaient des sérénades pour leurs maîtres. Les cochers d’aujourd’hui n’ont gardé des anciens que l’insolence. Ils ne sont plus bons qu’à occuper leurs siéges et toute l’année s’en tiennent à cette