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pelle, se tire tous les samedis, en grande cérémonie, au Castel Capuano, dans la salle de la Grand’Cour civile. Les cinq numéros sortants sont puisés un à un par un enfant affublé d’une robe jaune, couvert de reliques, béni par un prêtre et ramassé je ne sais où ; les cinq numéros, dis-je, sont puisés un à un dans un sac qui en contient quatre-vingt-dix. Cela se fait en présence des magistrats de la Cour des comptes et d’autres personnages éminents, parmi lesquels le chef ou le député des lazzarone. Chaque numéro passe de main en main, sous les yeux des notables, avant d’être crié à haute voix à la foule entassée dans la cour du palais et sur la place. Je vous laisse deviner le spectacle. Voyez-vous cette cohue populaire qui attend, palpite d’anxiété, frémit d’impatience ? Ils sont tous pauvres, ils ont tous risqué là quelque chose de leur nécessaire, un verre de vin, un morceau de pain peut-être : il y en a beaucoup qui ont mendié, qui ont volé, pour jeter leur obole dans le gouffre, il y en a qui ont eu faim. Tous attendent une fortune. Plusieurs sont allés consulter les sorciers qui vendent des numéros, et les ont payés fort cher, triplant ainsi la somme engagée. Les uns ont écouté le cabaliste des cantines, qui murmure des chiffres quand il est pris de vin ; d’autres ont soudoyé les prophètes modernes, qui rendent des oracles vagues comme ceux des anciens prêtres d’Apollon :

« Ibis et redibis non morieris in bello. »

D’autres se sont adressés aux capucins, qui vendent aussi des numéros pour la loterie. D’autres enfin ont joué le billet donné par la Pacchiana (la paysanne). C’est une fille de Pouzzoles qui va s’inspirer dans la grotte de la sibylle ; elle en sort échevelée et présente alors aux rayons blafards de la lune un miroir, où elle voit des chiffres inscrits en caractères de sang. Je vous prie de croire que je ne fais pas ici du romantisme. Je répète naïvement ce qui se dit à Naples. Et il y a de fort honnêtes gens qui tiennent toutes ces choses pour articles de foi.

D’autres ont joué au hasard ; mais la plupart ont traduit en billet de loterie un songe quelconque ou un événement du quartier, ou une calamité publique. Cette traduction est facile : chacun des 90 numéros répond à deux ou trois substantifs indiquant tous les sujets et tous les objets possibles. Ainsi, 84 signifie l’église ; 50, le pain ; 3, le vin ; 47, le mort ; 48, le mort qui parle. Toutes ces interprétations sont consignées dans des vocabulaires ad hoc appelés Smorfie (grimaces). Je n’ai jamais su pourquoi. Mais la plèbe n’a pas besoin de vocabulaires. Elle à tout cela dans sa tête, et profondément gravé…

Altavilla, qui vient de sortir de chez moi, m’a demandé en entrant :

« Qu’écrivez-vous là ?

— J’écris sur votre loterie.

— Eh bien ! mettez ce trait encore tout chaud. Je me promenais tout à l’heure dans les borghi (quartiers populaires) pour chercher des motifs de scènes. Je vis deux, guappi qui se disputaient. Je me dis : voilà mon affaire ; et en un moment je fus près d’eux. L’un débordait en invectives, épuisant notre dictionnaire de gros mots, qui est le plus riche du monde. L’autre laissa passer ce flux de paroles et répliqua : « Je ne te dirai qu’une chose : Toi, tu es huit carlins moins un grain. » Coinprenezvous ?

— Aucunement.

— Je n’y compris rien moi-même au premier abord ; mais, en y pensant après, j’ai trouvé le mot de l’énigme. Huit carlins moins un grain, cela fait 79 grains. Et 79 à la loterie est le chiffre qui signifie voleur. »

Deux jours après la reddition de Gaëte tous les Napolitains ont joué cet événement. Ils ont cherché les numéros qui représentent le roi, le siége, l’assaut, l’explosion, la victoire, la proscription, le châtiment, que sais-je encore ? Avec ces numéros, ils ont composé des ambes, des ternes, des quaternes et des quines, et ils ont porté leur billet à l’un des innombrables bureaux de loterie de la ville, avec la somme qu’ils engageaient à ce terrible jeu. La mise est minime, il est vrai ; on peut ne risquer que deux sous et demi ; mais deux sous et demi pour mon décrotteur, c’est deux millions et demi pour votre banquier ; c’est plus encore peut-être, car si votre banquier perdait cette somme, il n’en dînerait pas moins ce soir.

Contre son argent, le postiere, employé du bureau de loterie, donne au joueur un morceau de papier écrit contenant la mise et les numéros. Ce papier s’échange après contre un chiffon imprimé, qui, en cas de gain, a la valeur d’un billet de banque. Mais il ne faut pas oublier de retirer le samedi matin ce bulletin précieux, sans lequel, si la fortune vous sourit, vous n’obtiendrez jamais l’argent gagné : la règle est inflexible. J’avais pour voisin un pauvre homme qui avait risqué deux carlins sur un terne sec (c’est-à-dire sur trois numéros indivisibles, renonçant à rien toucher s’il n’en sortait que deux, combinaison qui diminue les chances et augmente d’autant le profit, en cas de gain). Les trois numéros sortirent. Avec les vingt sous joués, l’homme aurait dû toucher une somme immense, une fortune ; mais il avait oublié de retirer le bulletin imprimé, et il n’a pu obtenir un sou. Le désespoir le prit et il se jeta par la fenêtre.

Vous comprenez maintenant l’anxiété du peuple qui encombre chaque samedi la place de la Vicaria pendant l’extraction qui doit renverser tant de milliers d’espérances. À chacun des cinq numéros criés de la fenêtre du palais, c’est un long frémissement dans le peuple ; un frémissement de colère et de rancune, parce qu’il y a toujours déception pour le plus grand nombre, et les rarissimes fortunés se perdent dans la foule des malheureux. Au dernier numéro, vous voyez toute cette foule se disperser abattue, l’œil morne et la tête baissée, comme les chevaux d’Hippolyte : les plus hargneux et les plus violents se frappent la tête ou s’arrachent les cheveux, ou déclament tout au moins contre leur mauvais sort…