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homme qui louvoie, titube et trébuche. On en rencontrait bien autrefois, même en assez grand nombre et assez souvent, mais c’étaient des soldats suisses. Depuis que la libre Helvétie n’a plus de roi de Naples à qui vendre ses hommes, les marchands de vin sont ruinés dans le pays.

Donc, je le répète, la plèbe est sobre, à Naples, habituellement. Elle n’en est que plus affamée de festins les jours de fête. Alors toutes les tavernes, les ostéries des environs de la ville regorgent de gloutons et de gourmets plébéiens qui se vengent ce jour-là d’une abstinence de plusieurs mois. Et ces banquets olympiens répondent d’ordinaire à des fêtes catholiques. À chaque solennité religieuse correspond un mets particulier dont on fait abus. À Pâques, par exemple, c’est le casatello, couronne de pain ou sont enchâssés les œufs traditionnels. À Noël, ce sont les capitoni, grosses anguilles de mer. À la Saint-Joseph, ce sont les zeppole, pâte légère et enflée, ressemblant pour le goût, sinon pour les yeux, à une sorte de pâtisserie très-connue chez nous, mais dont le nom ne s’écrit pas.

Eh bien, le soir de Sainte-Anne, le quai de Sainte-Lucie, ou du moins l’étage inférieur du quai, celui qui descend jusqu’au niveau de la mer, est une ostérie en plein vent, aussi peuplée que nos restaurants à trente-deux sous, le dimanche. Seulement, au lieu de bourgeois mal vêtus, nous avons ici des popolani pittoresques. Autour de ces tables frustes servies sous le ciel, couvertes de plats fabuleux et que je renonce à décrire, se pressent des familles friandes, tapageuses, causant et mangeant à pleine bouche, avec une explosion de gaieté franche qui fait plaisir. Et tout cela s’étale en public : on ne se gêne pas à Naples : tous les coins de rues le montrent assez.

L’île d’Ischia. — Dessin de Thérond.

C’est là, au bord de la mer, sous le quai de Sainte-Lucie, dans une grotte souterraine au-dessus de laquelle roulent sourdement les voitures, que se creuse le réservoir d’eau soufrée où la ville entière va boire en été. Cette eau soufrée appartient aux Luciens : c’est ainsi qu’on nomme les riverains de ce quartier populaire. Les Luciens s’en sont emparés je ne sais de quel droit ; je sais seulement qu’ils l’exploitent. Pendant toute la nuit se remplissent et se chargent des barils d’eau soufrée qui vont à Castellamare, à Pouzzoles, sur toute la côte : et pour chaque chargement une redevance est payée aux Luciens.

Le matin, à l’aube, arrivent de tous les quartiers les chars qui doivent alimenter la ville. Rien n’est plus curieux que de les voir arriver. Ces chars sont remplis de mommare, cruches assez pareilles aux nôtres. Ils sont traînés et poussés à bras d’hommes. Sur les cruches empilées s’assied la mère, qui porte quelquefois son enfant au sein. Les mommare (prononcez moume, et l’on vous comprendra) sont descendues une à une à la source et reviennent remplies sur le char, du haut duquel la mère