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retenir, et il avait inscrit ces deux vers sur l’enseigne de son échoppe :

« Don Piriquacchio amoroso
« Pe doje rane fa varva e caruso. »

Ce qui peut se traduire en français par ces deux mauvaises rimes :

Don Piricouac, tendre pour tous,
Vous tond et vous rase pour deux sous.

Mieux que le distique, inintelligible au peuple illettré, un grand nombre de rasoirs suspendus au bois de la baraque attiraient les chalands dans la boutique du savant homme. Tous ces rasoirs avaient un nom : l’un s’appelait l’Écorcheur, l’autre Regarde-les-Étoiles (mira-stelle), un troisième Serre-les-Dents, un quatrième Tire-les-Pieds, et ainsi de suite. Le lazzarone entrait sous la tente, s’asseyait sur la vieille chaise de cuir et mettait une pomme dans sa bouche, pour amortir les coups du formidable opérateur. Don Piriquacchio prenait alors l’Écorcheur, jusqu’à ce que le patient mutilé lui criât avec angoisse : « Maître, change de rasoir ! » Il prenait alors Serre-les-Dents, qui se trouvait plus mauvais encore, puis un à un tous les autres, et il ne manquait jamais de revenir à l’Écorcheur, son instrument le moins douloureux. L’opération terminée, la pratique s’en allait le visage en sang, et mangeant sa pomme.

Hélas ! don Piriquacchio n’existe plus. Avec lui a disparu le Chante-Histoires (canta-storia), qui était à la fois un professeur d’antiquités, de déclamation et de poésie ! Que de fois, hélas ! je l’ai entendu dans mon enfance, debout au milieu du môle, sur le tréteau qui lui servait de chaire, ce puissant amuseur du peuple, ce fameux maître Michel, qui m’honorait d’une affection toute paternelle et qui, ordonnant à son public de me faire place, m’asseyait toujours à ses pieds, au premier rang ! Autour du tréteau, sur des bancs de bois, se rangeaient les habitués, les passionnés, comme on les appelait alors.

Ce public en chemise ou en caleçon, composé d’enfants, d’hommes, de femmes et de vieillards, était bien l’auditoire le plus singulier du monde. Les uns semblaient recueillis, repliés sur eux-mêmes, plongés dans les méditations les plus profondes ; les autres étaient suspendus, bouche béante, aux paroles de l’orateur. Ceux-ci riaient, pleuraient, siirritaient, et du geste et de la voix accompagnaient le récit du maître. Des marmots vêtus d’un fragment de toile qui flottait autour d’eux comme un pavillon, écoutaient gravement, les mains derrière le dos, campés d’aplomb comme des statuettes. Derrière les bancs des passionnés, se pressait, debout, la foule mobile des amateurs. Maitre Michel, monté sur sa planche et tenant en main une longue verge qui figurait l’épée de Renaud, ou, si l’on veut, le trident de Neptune, soulevait à son gré ce peuple turbulent, cette mer houleuse. Derrière lui se dressait le vieux Château-Neuf, la forteresse aux canons braqués sur la ville, et où les enfants de la libre Helvétie faisaient jour et nuit sentinelle, vêtus de rouge comme des forçats. Devant lui les mille navires du port étendaient, comme une forêt de sapins, leurs vergues blanches. Par-dessus les mâts et par delà la mer, immobile dans son manteau bleu, fumait le Vésuve ; à l’horizon enfin, comme des piliers d’azur, les montagnes de Castellamare et de Castrée semblaient soutenir la coupole éclatante du ciel.

En face de cet auditoire et de cette nature, maître Michel commençait ainsi :

Rinaldo allora un gran fendente abbassa :
E il Saracin percuote sulla testa :
La spada trincia il capo ed oltre passa,
Trincia in due parti il corpo e non s’arresta :
Anche il cavallo in due metà trinció,
E sette palmi sotto terra entró[1].

On le voit, c’est l’histoire de Renaud que raconte le chante-histoires. Renaud, comme je l’ai dit ailleurs, est le héros du peuple napolitain, et l’on serait traité d’impertinent par le professeur du port, si on lui apprenait que Roland le Furieux joue le rôle principal dans le poëme de l’Arioste. C’est pourquoi le chante-histoires est appelé aussi le chante-Renaud.

Dans ce mot composé, le verbe est aussi exact que le substantif. Le professeur ne déclame pas les vers italiens, il les chante. Comme il a deux langues à son service, le toscan et le dialecte napolitain, il se croit obligé de donner à chacune d’elles un accent spécial. Il craindrait d’ailleurs de faire du tort à l’italien, qui est la langue savante et étrangère, comme dit le Pancrace du Mariage forcé, s’il la prononçait comme la vulgaire et la maternelle.

Ce système est aussi suivi par un autre docteur dont je parlerai tout à l’heure, le prêtre populaire. Celui-ci a un troisième idiome, le latin, qu’il chante positivement, quand il cite un passage de l’Évangile ; quant à l’italien. il se contente de le déclamer avec une lenteur sonore, réservant au dialecte l’accent ordinaire, dont il exagère même la familiarité. Rien de plus amusant que ces trois voix se succédant presque sans interruption, dans la bouche du prêtre ; on croirait entendre trois hommes qui se passeraient l’un à l’autre à chaque instant la parole : un chanteur, un tragédien et un bouffon de carrefour.

Mais revenons au chante-histoires. Quand il a dit l’octave de l’Arioste ou le dizain de tel autre poëte qui a célébré Renaud, il n’a encore prouvé qu’une chose, c’est qu’il sait lire, science fort rare à Naples, même chez les bourgeois, mais pas assez cependant pour mériter la faveur populaire. D’ailleurs, il aurait beau chanter de l’italien toute la journée, il ne serait point compris de ses auditeurs. Les vers de l’Arioste ont besoin pour eux d’une traduction et d’un commentaire : le professeur prend donc la parole et explique son texte dans le langage

  1. Renaud alors porte un grand coup d’estramaçon et frappe le
    Sarrasin sur la tête. L’épée tranche la tête et passe outre ; elle
    tranche le corps et ne s’arrête pas : elle trancha aussi le cheval en deux moitiés, et s’enfonça de sept palmes dans la terre.