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dent des lanternes, des images de madone, des paniers, des seaux et des rameaux bénits. Autour du char, des femmes qu’on croirait ivres et qui ne sont que folles de joie, s’affublent de chapeaux d’hommes et dansent au son du tambourin ; d’autres, dans le char, choquent des timbales et des cliquettes, tandis que des zampognari que je n’ai pas besoin de vous décrire, car ils courent maintenant les deux mondes, gambadent et pirouettent en soufflant dans leurs cornemuses et dans leurs flageolets. C’est l’équipage patriarcal, presque homérique. Mais la génération jeune roule au galop furibond d’un seul cheval des quinzaines de plébéiens entassés dans un corricolo plus léger que les flots de poussière qu’il soulève, et ce corricolo, paré ce jour-là de feuilles, de festons, de guirlandes à n’en pas finir, hérissé de perches et de drapeaux, se précipite dans les rues de Naples et les traverse d’un bout de la ville à l’autre (l’espace d’une lieue pour le moins) d’une seule course effrénée, haletante, précipitée encore par les chants et les cris qui s’élèvent de partout : « Des jeunes filles, des jeunes filles ! » Et ce n’est pas tout : entre les corricoli, les carrozzelles, les calèches de louage et même entre des voitures de maître qui sont entrées dans la bagarre, des défis s’élèvent, des défis vertigineux qui montent et tournent la tête aux cochers les plus pacifiques. Ils partent alors, et le galop de leurs chevaux devient furibond ; ils sont cinq, six attelages de front dans les rues encombrées de peuple, et vont toujours, aveugles, forcenés, jusqu’à ce qu’un char éclate en morceaux, éparpillant sa cargaison d’hommes. Alors tout s’arrête un moment, tout se tait jusqu’à ce que ces débris se balayent et se relèvent. Puis la course fatale recommence avec les hurlements des hommes, les roulements des roues et le cliquetis des chevaux dont les pieds ferrés heurtent le sol et battent des éclairs.

Le jeu de la morra. — Dessin de Bergue.

Il y a toujours, après chacune de ces fêtes, une vingtaine de malheureux qui restent estropiés toute leur vie. Mais qu’importe ? Ils sont allés à Monte-Vergine et ils ont fait quatre à cinq lieues dans une heure ! Ils ont dépensé leurs économies d’un an dans les tavernes de Mercogliano ou de Monteforte ; ils ont chanté les jeunes filles, ils ont dansé la tarentelle et fait leurs dévotions à la madone… Ils sont heureux !

Tels sont les divertissements du peuple de Naples.

Marc Monnier.

(La suite à la prochaine livraison.)