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ont un diadème d’or et une ceinture d’argent, comme les épouses d’Homère. Plus loin la Capouane, enfant de la Campanie, plie sa magnosa sur sa tête à la façon des sibylles et des vestales que nous voyons sur les vases antiques. Les Samnites (que j’aime ces vieux noms !) n’ont rien de cousu sur leur corps, si ce n’est la chemise ; elles se drapent dans une étoffe tissée et teinte par elles-mêmes, et qui leur sert de jupe et de tablier. Leur corsage n’est qu’attaché sur leur poitrine ; les manches sont tenues avec des rubans : Telles sont les filles robustes et un peu farouches du Comté de Molise. D’autres, les Abruzzaises, ont des tresses relevées qui rappellent les coiffures des statues grecques. Leurs hommes s’affublent de peaux de mouton pendant l’hiver et marchent dans des sandales attachées avec des courroies de cuir, comme les anciens Lestrigons. Et c’est ainsi que les Étrusques, les Grecs, les Romains, même les Arabes et les Normands (dont le costume et l’accent se perpétuent chez les Pouzzolanes), ont laissé leur trace dans ce pays si curieusement mélangé.

Et maintenant que vous connaissez les femmes, avides de voir, parfois même d’être vues (telles sont les Cafone, provinciales, richement attifées de vestes en satin ou en velours broché d’or et portant dans l’épaisse chevelure qui, dénouée, leur tombe jusqu’aux pieds un stylet précieux qui est à la fois leur parure et leur défense), maintenant que vous connaissez les jeunes mariées des Pouilles ou des Calabres qui font ici leur voyage de noces, car il est convenu (quelquefois même stipulé par contrat) que le sposo conduira sa femme à Naples au 8 septembre, pour voir les merveilles de la capitale et les magnificences du cortége royal. Regardez aussi les paysans, les montagnards et les marins de ce beaux pays, les hommes. Depuis le simple appareil du pêcheur napolitain : la chemise et le caleçon en grosse toile, jusqu’aux costumes éclatants de certains endroits des Abruzzes, depuis le bonnet phrygien du lazzarone jusqu’au chapeau pointu du Calabrais, toutes les formes les plus bizarres et les plus riches couleurs s’entremêlent et s’entre-choquent devant vous dans un magnifique désordre. Remarquez surtout les Calabrais, sveltes, élancés, bronzés par le soleil ; et parmi les Calabrais, ceux de la Grande-Grèce : ils ressemblent aux cavaliers athéniens qui galopent sur la frise du Parthénon.

Tels sont les personnages ; mais il faut les voir en mouvement ce jour-là, dans le jardin royal qui dépasse tous leurs rêves. Ils forment des groupes étonnants autour des fontaines, devant les statues, le long de la grille qui sépare le jardin de la rue ou sur les pelouses qui leur sont abandonnées. Tous les marchands ambulants que nous connaissons déjà circulent dans ces allées ordinairement interdites ; tous les jeux populaires y ont élu domicile, à la barbe ébouriffée des soldats et des jardiniers royaux. Ici c’est un gamin qui a parié de jeter en l’air un rotolo de figues (le rotolo pèse deux livres) et de les recevoir dans sa bouche une à une, sans en manquer une seule et sans reprendre haleine un moment. Ailleurs on joue à la scopa (c’est un jeu de cartes dont les figures et les couleurs sont celles du tarot) ou bien à la cazetta, qui est une récréation moins tranquille. Seize lazzarones montés les uns sur les autres s’érigent en pyramide et se mettent en marche en chantant un chœur alterné :

Chœur supérieur. — Ô gamin qui êtes dessous, prenez garde de ne pas tomber !

Chœur inférieur. — Ô gamin qui êtes dessus, soyez forts et tenez-vous bien !

Ensemble. — Qu’on pince ici ou qu’on pince là, nous devons passer par tout Caserte !

Et la marche continue jusqu’à ce qu’un faux pas ou un mouvement d’épaules ébranle et renverse tout cet échafaudage ambulant. Les lazzarones s’écroulent les uns sur les autres en se rouant de coups, puis s’en vont jouer à autre chose.

À la morra, par exemple, qui est aussi un jeu romain. Je vous envoie un dessin de cet amusement populaire. Les deux joueurs portent un poing fermé en l’air et le laissent retomber en dépliant un certain nombre de doigts (à leur caprice) et en criant un nombre quelconque. Le nombre crié par chacun d’eux doit répondre à la somme des doigts dépliés par l’un et l’autre. Si ce calcul de hasard se trouve juste (et si, par exemple, je lâche deux doigts en criant : Cinq, et mon adversaire en lâche trois), c’est un point de gagné. Les bras se lèvent et retombent ensemble, les deux nombres sont criés en même temps, et cela très-vite, en cadence, ce qui rend le jeu fort singulier pour l’étranger qui n’y comprend rien.

On se sert d’un système pareil pour tirer au sort dans les jeux d’enfants ou même dans des circonstances plus sérieuses. C’est ce qu’on nomme le tocco. La bande qui consulte ainsi le hasard se place en rond, tous les bras se lèvent et retombent en lâchant un certain nombre de doigts ; on les additionne et l’on compte alors un, deux, trois, à la ronde, en allant, à chaque nombre compté, d’un joueur à l’autre, après avoir désigné d’avance celui par lequel on devait commencer. On compte ainsi jusqu’à ce qu’on arrive au total de l’addition, et le joueur désigné par le sort est celui sur lequel retombe ce dernier nombre.

À Genève, les enfants ont une façon plus étrange encore de tirer au sort, dans leurs récréations de collége. C’est ce qu’ils appellent l’amprô, d’où vient le verbe amprôger. Cela consiste à réciter une kyrielle de mots bizarres ; il y en a dix-sept : Amprô, Giraud, Carin, Careau, Dupuis, Simon, Carcaille, Brifon, Piron, Labordon, Tan, Té, Feuille, Meuille, Tan, Té, Clu. C’est l’écolier sur qui tombe ce Clu qui doit sortir, ou jouer le premier, selon l’occurrence. Pardonnez-moi cette réminiscence. J’ai cette phrase dans l’oreille : elle me rappelle mes meilleurs jours.

Revenons à Naples, cependant, et bien vite, car dans cette villa Reale que j’ai quittée si brusquement, j’entends le tambourin qui bat le rappel, le tambourin et les castagnettes. Heureux et noble tambourin, aussi vieux que Cybèle, à ce que prétend Bidera, qui aime à vieillir