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des mascarades vénales qui tendent leurs chapeaux aux passants. On ne se grime plus pour s’amuser, mais pour gagner sa vie. Le carnaval n’existe plus.

On me dit qu’on veut le ressusciter maintenant et qu’après douze années de carême assombries par la vieillesse maussade et défiante du feu roi Ferdinand, nous allons revoir dans la rue de Tolède ces chars fantastiques et mythologiques d’où les masques déclaraient la guerre aux balcons, échangeant avec eux des grêles de dragées et des nuages de fleurs. Je doute que cette restauration du carnaval réussisse. Les traditions coupées ne se renouent plus. Nous vivons d’ailleurs dans un siècle trop sérieux pour qu’il reprenne goût à ces folies. La gaieté n’est plus de mode, elle disparaît de partout, et où elle existe encore, elle est fiévreuse, encanaillée, comme dans nos bals de l’Opéra.

Décidément non, ce n’est pas dans ces jours de joie officielle, convenue, qu’il faut voir le peuple. C’est dans ses fêtes à lui, dans ses fêtes religieuses surtout, car je vous parle d’un pays où la religion est gaie. N’avez-vous pas entendu parler, par exemple, de la fête de Piedigrotta ? C’était autrefois, à Naples, une sorte de procession militaire. Elle avait lieu le 8 septembre ; elle célébrait à la fois une des fêtes de la Vierge et une victoire de Charles III de Bourbon sur les Autrichiens. Vingt mille hommes pour le moins, choisis parmi les uniformes les plus éclatants, défilaient devant le palais du roi, puis se rangeaient en haie le long de Sainte-Lucie et de la Chiaia, jusqu’à une petite église élevée à l’entrée de la grotte de Pausilippe. Après le défilé des troupes, le roi montait dans son plus beau carrosse et chacun des princes le suivait dans une voiture de parade escortée de valets à pied en costume carnavalesque et roulée au pas par huit chevaux empanachés. Ce cortége traversait ainsi les quais et les promenades qui mènent du palais royal à l’église de Piedigrotta. Le roi mettait alors pied à terre et allait s’agenouiller avec son auguste famille devant la madone. Le sacristain de l’endroit présentait au souverain une image et un bouquet. Le souverain prenait le bouquet et baisait l’image.

L’an dernier, ce fut Garibaldi qui se rendit à la place du roi dans l’église de Piedigrotta. On lui présenta l’image et le bouquet ; il les reçut et fit même un petit discours assez ému. La madone était ornée de rubans tricolores.

Les marchand du matin. — Dessins de Ferogio.

Ce que je vous raconte là, n’est cependant que la partie officielle et vulgaire de la fête. Il y a partout des défilés de soldats et des voitures de parade. Mais ce qu’on ne voyait qu’à Naples, c’était le peuple qui donnait pleine carrière à sa gaieté tumultueuse et complétait le spectacle par les costumes autrement pittoresques que ceux des princes et ceux des soldats.

Vous connaissez, monsieur, les Tuileries de Naples, cette villa Reale qui longe la mer comme le jardin français longe la Seine. Les jours ordinaires, cette promenade n’offre rien de remarquable en fait de promeneurs ; les jours fériés, dans l’après-midi, elle est encombrée de bourgeois endimanchés qui la rendent insupportable. Mais la veille et la nuit de Piedigrotta, c’est l’endroit le plus étrange, le plus pittoresque et le plus vivant que j’aie jamais vu. Car en ce temps-là, les sentinelles ne repoussent pas brusquement tout ce qui n’est pas redingote ou crinoline. La promenade appartient au peuple et le peuple l’occupe tumultueusement.

Ce spectacle m’est resté dans les yeux, je le vois nettement sur la feuille de papier où court ma plume. Quelle foule ! que de couleurs ! que d’élégances inconnues sur nos boulevards où toutes les femmes portent la même robe ! Quelle diversité de types, de physionomie, de costumes, de richesses et de beautés ! C’est que dans ce jour-là les filles et les femmes accourront ici de tous les points de l’extrême péninsule, et avec un peu d’attention et d’érudition (Bidera met tout son savoir à votre service), vous pouvez étudier dans les costumes de ces belles provinciales l’histoire si accidentée et si bigarrée de ce beau pays.

Ouvrez les yeux et regardez bien : voici des Procidanes qui ont gardé leur simarre attique, le mouchoir négligent qui pend de leurs têtes et des profils classiques au nez droit. Voici les filles de la Grande-Grèce qui