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sa note, il était parti pour son pays, dans un endroit qu’on appelle Bourbon. »

Je promis à mon bottier de faire tous mes efforts pour obtenir de son marquis, mon futur voisin de quelques mille lieues, la somme qui lui était due, ou tout au moins un fort à-compte. Par reconnaissance mon homme me servit encore plus mal que d’habitude.

Je n’en finirais pas, si je voulais chercher dans mes souvenirs toutes les questions, toutes les demandes de service qui me pleuvaient de toutes parts, et aussi tous les conseils que l’on me donnait pour me mettre en garde contre mille et mille accidents, dont je serais inévitablement la victime, si je ne faisais à la lettre ce qu’on me prescrivait. D’abord je devais mettre toujours de la flanelle, et porter sans cesse des habits blancs, à cause du soleil. Il fallait me défendre comme d’une ennemie mortelle de la toile, fût-ce de la batiste, mais en revanche il m’était permis d’user tout à mon aise de chemises de coton et de bas de coton. Il est probable qu’on me conseilla aussi le bonnet de la même étoffe, mais je ne l’affirmerais pas. Je ne devais pas oublier d’emporter une cargaison de poudre contre les punaises, parce qu’à bord il y en a toujours. J’ai suivi cet avis amical, mais je n’ai jamais vu sur le navire une seule de ces vilaines petites bêtes. On me recommanda encore de me procurer, s’il était possible, une cabine à bâbord parce qu’en allant en Amérique, je pourrais ouvrir ma petite fenêtre pour profiter de la fraîcheur des vents alizés. Or, j’ai fait des bassesses pour jouir de cet inappréciable avantage, mais le vent a toujours été si fort qu’on n’a pu ouvrir en route que les fenêtres opposées, et j’étouffais dans ma cabine. J’avais mis tout le magasin de la Belle-Jardinière à contribution. Ce qu’il y avait de plus sombre dans les nuances fut repoussé impitoyablement par la personne qui m’accompagnait : elle ne voulut choisir pour moi que les nuances les plus tendres ; bien à propos, car au Brésil tout le monde s’habille en noir, non-seulement pour aller en soirée, mais au milieu même de la journée quand le soleil tombe à plomb sur les têtes.

Voilà quelques-uns des agréments du départ. Depuis que je suis de retour, c’est autre chose.

« Vous avez dû avoir bien chaud ! Ah ! comme vous avez dû souffrir de la chaleur ! On dit que vous avez vécu avec les sauvages ? Sont-ils méchants ? Vous devez avoir rapporté de bien jolies choses. Est-il vrai que vous ayez été aussi dans l’Amérique du Nord, au Canada, à Niagara ? Alors vous avez vu Blondin ? Existe-t-il réellement ou est-ce un canard ? »

J’avais prévu que je serais assiégé de ces questions. Je n’avais pas oublié qu’au retour de mon voyage au pôle Nord, on m’avait demandé pendant plus de deux ans et plus si j’avais eu bien froid ? Par prudence j’avais donc apporté de New-York un verre stéréoscopique qui représente Blondin sur sa corde. Dès qu’on prononce le nom de cet homme, je tire aussitôt ce témoignage presque vivant d’une pose qu’il affectionne, et cela m’évite une explication. Hélas ! pour l’article des sauvages, ce n’est pas aussi facile, et je ne puis emporter avec moi dans tout Paris les portraits de mes compagnons de la forêt vierge ou autres lieux, que j’ai représentés avec la fidélité la plus scrupuleuse, mais non sans quelque difficulté, je l’avoue.

Je m’aperçois, du reste, qu’après avoir parlé des questions qu’on m’avait faites avant mon voyage, je n’ai rien dit de mes réponses. Pour en finir à tout jamais même avec ceux qui ne m’ont pas interrogé du tout, je reviens un moment sur ce point, tout en déplorant la mauvaise habitude que j’ai de quitter souvent un sujet pour passer à un autre sans nécessité apparente. Le lecteur devra s’y faire et me pardonner.

Deux causes bien différentes m’avaient engagé à aller en Amérique.

Depuis bien des années j’habitais le no 8 de la place Vendôme ; j’y jouissais d’un logement que je croyais ne devoir jamais quitter ; toute ma vie d’artiste s’était passée là. À chacun de mes voyages, des objets nouveaux étaient venus augmenter mon petit musée, et, comme l’amour-propre se glisse partout, j’étais fier quand on disait que j’avais le plus bel atelier de Paris, ou tout au moins le plus curieux. Comment aurais-je pu prévoir qu’un jour viendrait où l’on détruirait d’une parole tout cet édifice construit avec tant de peine et de soins ! Déménager, je ne connaissais pas cela. Je ne pouvais surmonter la tristesse qui me suivait partout depuis que j’étais menacé de ce désastre.

Une autre cause, qu’on pourra bien juger très-futile, me décida tout à coup à partir pour le Brésil, en offrant à mon imagination le but précis que je n’avais pas encore trouvé.

Je dînais un jour avec ma fille chez un de mes amis. Le hasard me plaça près d’un général belge qui habitait Baya depuis quelques années. Nous causâmes des merveilles qu’on trouve à chaque pas dans ce pays de féeries.

« Pourquoi ne viendriez-vous pas passer quelques mois au Brésil, me dit-il ? Cette excursion vous retremperait, et vous ferait oublier vos ennuis. »

L’insinuation me plut ; ce voyage convenait à mes goûts ; je pris ma résolution sur-le-champ.

En reconduisant ma fille à son pensionnat, je lui fis part de la conversation que je venais d’avoir avec le général, et, souriant de mon mieux, je lui dis :

« Eh bien, si j’allais là-bas passer un mois ou deux, je reviendrais pour les vacances, ce serait comme si j’étais à la campagne, puisque je ne te vois pas souvent l’été ! »

Dès le lendemain j’arrangeai nos petites affaires, et puisque je devais être forcé de quitter mon logement en 1859, il me parut très-simple de m’en aller dès 1858. On parle souvent du courage qu’il faut pour entreprendre les voyages de long cours. On énumère les dangers, les privations de toute sorte qu’on y rencontre à chaque pas. Oui, certes, il faut du courage, mais ce n’est pas celui que l’on suppose. L’instinct de la conservation donne la force nécessaire pour braver les périls ; l’habitude émousse tout ; on s’accoutume à vivre dans les lieux les plus sauvages et les plus mal sains. On ne pense ni à