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ceux qui ne veulent pas être appelés lazzarones. Ils ont leurs cercles politiques, leurs chefs officiels ; ils ont même leurs journaux, et comprennent fort bien ce que veut dire Italie une. Leur geste habituel consiste à lever l’index de la main droite à la hauteur de leurs yeux : c’est leur manière d’indiquer qu’ils sont pour l’unité de l’Italie… Mais j’allais causer politique : on y incline toujours, quoi qu’on fasse, en parlant de Naples par le temps qui court. Laissons ces questions brûlantes, et constatons seulement que les lazzarones des hauts quartiers ne sont plus du tout lazzarones. Ils ont adopté des opinions presque voltairiennes ; ils ont rabattu leurs pantalons jusque sur les souliers, dans lesquels ils marchent bourgeoisement ; ils louent des chambres où ils dorment sur des lits à eux ; ils roulent les macaronis nationaux autour de fourchettes d’étain au lieu de les porter avec leurs doigts dans leur bouche. Ils ne volent plus, ils nient les miracles, ils travaillent. Rien ne les distingue plus de nos ouvriers du faubourg Saint-Antoine, si ce n’est qu’ils endossent la jaquette au lieu de la blouse bleue, et qu’on ne les rencontre jamais ivres par les grands chemins.

Ils habitent cependant un quartier qui n’a pas toujours été si honorable. Il fut un temps où les rues de Monte Calvario, qui sont maintenant les plus civilisées, formaient une sorte de banlieue très-mal hantée et assez pareille au fouillis de maisons que la civilisation a reléguées et murées hors de la porte de Capoue : triste refuge du vice indigent. Autrefois, quand on disait d’une femme : « Elle demeure dans les hauts quartiers, » autant valait dire : « C’est une malhonnête femme. » Il en était ainsi du Cavone, rue percée dans les anciennes carrières qui creusaient la colline où rampe à présent l’Infrascata, d’où son nom de Cavone, et le surnom de cavajola, qui est la plus grosse injure qu’un Napolitain puisse jeter à une femme. Tous ces quartiers suspects sont aujourd’hui les mieux habités.

En revanche, si vous descendez au bord de la mer, dans la vieille ville, dans les ruelles des marchands, autour de la place du Marché, qui vit décapiter Conradin et assassiner Masaniello, vous verrez dans toute sa pittoresque laideur le vieux Naples. Des sentiers tortueux, où deux moines un peu corpulents ne passeraient pas de front, rampent et rôdent entre des maisons borgnes, louches, que n’éclairent pas de pauvres lucarnes percées au hasard. Une porte vermoulue donne seule un peu de jour et d’air à ces habitations invraisemblables, et si elle s’entrouvre quand vous passez, elle vous montre des cours fétides et dont les pourceaux de nos pays civilisés ne voudraient pas, ou des sous-sols humides, boueux, suintant des traînées d’eau saumâtre, et meublés de paille pourrie, où des familles entières vivent pêle-mêle, dans une malpropreté qui ferait horreur si elle ne faisait pas pitié.

C’est de là que sort toute cette population sans foi ni loi qui peuple encore les rues de Naples, et que nous voyons dès l’aube, dans notre promenade matinale, se répandre à flots par la ville pour chanter dans les rues, demander l’aumône, vendre des journaux ou des poumons pour les chats et voler des mouchoirs de poche.

Ceux-ci croient au miracle de saint Janvier.

Ces familles sauvages sont réveillées le matin par le marchand d’eau-de-vie, qui, en criant : Centerbe ! Centerbe ! dès que l’aube blanchit derrière le Vésuve, tire du sommeil et met sur pied toute la partie vicieuse des bas quartiers. Le peuple a ainsi le passage de certains marchands qui lui marquent les heures, comme le passage de certains oiseaux marque les saisons. Si vous voulez vous renseigner complétement là-dessus et entrer en plein, de prime-saut, dans les mœurs populaires, il faut prier Bidera de vous raconter l’une de ses plus curieuses histoires, celle de Pinerol.

Pinerol ou Pennerol est le fils d’un sergent de marine qui se battit pour ou contre nous, du temps de Championnet et de Murat, selon les circonstances, et qui finit par mourir à l’hôpital. La veuve hérita de toute la discipline militaire, et son horloge était précisément le passage des vendeurs ambulants. Elle se réveillait le matin à la voix du marchand d’eau-de-vie ; elle faisait alors le signe de croix, murmurait ses prières et se mettait au travail. Son métier consistait à faire des quinzagli pour les cochers.

Mais elle songeait d’abord à éveiller son fils Pinerol, qui dormait du sommeil du juste. Pinerol se soulevait sur son séant et retombait aussitôt comme un pantin dont on lâche les fils. Sa mère le rappelait, mais il ne l’entendait pas ; sa mère le secouait, mais il ne bougeait guère ; sa mère le menaçait, mais il dormait profondément. Puis tout à coup il sautait à bas du lit, enfilait ses pantalons et se précipitait vers la porte. C’est que la marchande de marrons bouillis passait dans la rue en criant : Allesse cause ! Et cette marchande était le réveille-matin de Pinerol.

Après déjeuner, Pinerol sortait pour acheter le charbon de sa mère. Il faisait naturellement l’école buissonnière, en gamin de Naples, qui rendrait des points au gamin de Paris. Il jetait sa monnaie par les rues comme s’il jouait a lo masto, c’est-à-dire au palet ; il s’arrêtait avec ses camarades à baguenauder en chemin ; et pendant ce temps sa mère, en voyant passer les fromages blancs (les ricottellos) et le lait caillé, comptait les minutes. Par le passage des crémières, elle savait, à quelques secondes près, le temps perdu par Pinerol. Enfin, le marmot arrivait en chantonnant le couplet à la mode :

Je connais une fillette
Qui s’appelle Caroline ;
Belle, fraîche et si caline :
Elle est toute sucre et miel !

Et la mère de lui crier : « Pendu ! (Mpiso : c’est une des injures populaires). Il te faut une heure pour acheter trois quarts de sou de charbon. — Hé, maman, que dites-vous ? une heure ? — N’entends-tu pas les chèvres qui passent ? (Or, les chèvres et les vaches passent à sept heures du matin.) — Les chèvres, ce matin, objecte Pinerol, se sont levées de bonne heure. — Vite donc :