Page:Le Tour du monde - 04.djvu/191

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

haranguait de temps en temps ; il avait la bonne intention de m’annoncer en ces termes aux nouveaux venus : « Regarde un chien de chrétien qui veut la mort ! »

Le lendemain matin, je demandai à parler à la djemaa. On me répondit qu’il n’y en avait pas, et quand j’insistai, on me répondit qu’elle ne voulait pas me recevoir. Un des habitants présents, qui était le chef de la fraction à laquelle appartenaient mes guides, était obligé de me traiter presque bien, par suite de relations de sang avec les gens de Methlily. Il m’apporta un mets composé d’une bouillie d’une graine du désert, broyée avec un peu de paille, sur laquelle s’étalaient trois lézards.

Je mangeai de l’une et des autres ; c’était assez mauvais, mais nécessité oblige : j’étais arrivé à demi mort de faim. La journée se passa à répondre à des questions et à des menaces sans fin que me faisaient mes nombreux visiteurs. On me défendit de sortir de la place, sous quelque prétexte que ce fût. Vers le soir, je fis avec beaucoup de calme mes observations astronomiques au milieu de la place. Heureusement, on me regarda faire sans m’interrompre ; mais lorsque j’étais près de finir, un homme qui paraissait influent se leva et me cria : « Hé ! chrétien, cesse cette besogne inique ou nous t’égorgerons. » La moutarde m’était montée au nez lentement, mais cette menace me mit hors de moi ; je rentrai sous ma tente, et m’étant armé de mon fusil de chasse, je protestai contre cette conduite, si différente de celle que Sidi-Hamza avait ordonnée. Je déclarai que je ne me laisserais pas intimider, et que si l’on m’attaquait, j’étais prêt à me bien défendre. Cet homme n’ayant pas trouvé tout le monde de son avis, s’en alla en grommelant des menaces.

Je passe tout de suite à la nuit. Je reçus l’ordre suivant de la part de la djemaa : « Saad est venu malgré nous ; c’était écrit de Dieu ; nous ne le tuerons pas, mais nous ne voulons pas le recevoir. Nous n’acceptons pas la lettre de Sidi-Hamza, et si Saad est encore ici à la pointe du jour, on l’égorgera, lui et ceux qui l’ont amené. » Je fis répondre à la djemaa qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait, que je protestais contre le traitement qu’elle me faisait subir, et que je ne partais que contraint par la force.

Au milieu de la nuit, on m’annonça que tout était prêt, et je partis presque en cachette. Je fus obligé de laisser ma tente, ma lunette astronomique et mon sabre, qui faisaient partie de la charge d’un chameau. Les guides exigèrent que ces effets restassent à El-Goléa, pour garantir qu’on n’exercerait pas sur eux de représailles à Methlily. On m’a promis de me renvoyer ces objets ; jusqu’à présent, rien n’est venu[1]. Je suis ici, c’est le capital.

… Au premier abord, mon voyage à El-Goléa peut paraître une défaite, puisque j’ai été renvoyé de cette ville avec menaces, obligé de m’en aller dans la nuit, dans des conditions bien mesquines. Cependant, je considère ce voyage comme un succès. En définitive, je suis revenu rapportant un relevé minutieux des deux routes (orientale et occidentale), quelques observations astronomiques et une petite provision de notes sur des sujets variés. C’est déjà quelque chose ; ensuite, je me suis montré aux Chaanba-el-Madhi qui avaient tant juré de m’égorger. Je suis resté deux nuits et un jour dans la ville, prisonnier il est vrai, mais peu gêné par ma position ; ils ont vu qu’ils ne pouvaient m’effrayer et m’ont renvoyé, parce que quelque éloignée qu’elle soit, notre puissance leur inspire une peur énorme. Leur cauchemar est la crainte de voir apparaître un beau jour une colonne française, et ils interprétaient ma venue comme une tentative pour apprécier leur force numérique et la valeur de leurs fortifications. Ils auraient préféré me voir de passage, en route pour le Touat ; et mon impression est que cette route est désormais ouverte, à la condition que l’on ne cherche pas à user de représailles sur les marchands d’El-Goléa, en les obligeant à rembourser la valeur des objets qui m’ont été soustraits. En passant à Methlily, j’ai parlé dans ce sens au caïd, qui me paraissait un peu trop zélé. Je lui écrirai encore une lettre sérieuse et lui dirai d’attendre les ordres de Sidi-Hamza. Dans ce coin reculé, un caïd peut faire bien des petites choses qui ne sont jamais connues.

Je considérerais les privations, les préoccupations et les contrariétés morales que j’ai subies pendant ces quelques jours d’absence comme un tribut bien léger, si, à ce prix, par exemple, le premier Européen qui fera cette route n’avait pour sa part que la moitié des ennuis que j’ai endurés, et s’il devenait d’ici à peu de temps aussi facile de visiter El-Goléa et le Touat que le Mezab et les autres districts du Sahara algérien.

Nous y viendrons, et de proche en proche nous convertirons à notre influence le désert entier, avec de la patience, de la fermeté et surtout avec le sentiment qui anime à un si haut degré le gouvernement français vis-à-vis des races et des croyances soumises à sa domination, le sentiment des devoirs que nous impose le degré supérieur de civilisation que nous avons atteint.

Adieu ; en fermant ma lettre, je veux te donner une nouvelle qui aurait fait venir l’eau à la bouche à feu Brillat-Savarin. J’ai trouvé ici les dattes fraiches en pleine maturité. Les raisins, les pastèques et les melons sont encore de saison, et bientôt les grenades seront mangeables, mais je n’en abuse pas.

Un gros baiser à Marie et à Pierre sur les deux joues, ma main à tous les amis. Si l’un d’eux se plaignait de mon silence prolongé, dis-leur qu’avant peu ils recevront en signe de souvenir un mémoire et une carte.

Henri Duveyrier.




Deux années se sont écoulées depuis cette dernière date du 30 septembre 1859, M. Henri Duveyrier, qui n’a pas quitté la région des oasis, a parcouru toute la

  1. Ces objets doivent avoir été rendus par ordre de l’autorité française.

    Au printemps dernier, le khalifa Sidi-Hamza, qui avait recommandé Henri Duveyrier aux habitants d’El-Goléa, est allé avec son goum leur demander compte de leur conduite, et leur a infligé une amende pour violation de l’hospitalité.