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puis je me précipitai aveuglément sur lui, sans me soucier qu’il eût ou non des armes, et je lui assenai… Mais le bruit de sa chute ayant attiré aux portes des corridors une vingtaine de nègres et autres habitants du palais armés de bougies, je fus surpris, hélas ! luttant avec un mannequin, dont je venais de faire voler la tête et de casser le nez, en m’écorchant les doigts. J’appris alors que vers la fin du jour on m’avait envoyé ce mannequin, et que les porteurs ne me trouvant pas chez moi, l’avaient posé près de ma porte. C’était une aimable galanterie du secrétaire de l’Académie, qui aussitôt après ma visite avait réclamé pour moi le susdit mannequin à l’artiste qui s’en servait. On imagine aisément combien cette ridicule histoire fit rire à mes dépens.

Ce maudit mannequin ne m’avait pas joué là son dernier tour. Je voulus le faire reporter à l’Académie dès que le portrait de l’empereur fut à peu près terminé. Je demandai un nègre. Les esclaves du palais n’étaient pas gens à se soumettre à pareille besogne. Ils allèrent donc chercher un commissionnaire, aussi noir qu’eux, mais moins élevé dans l’échelle sociale. Aussitôt que ce pauvre diable vit de quoi il s’agissait, il jeta son panier, enfonça sur sa tête un reste de chapeau de femme, qu’il s’était arrangé en mettant le devant derrière, ce qui lui donnait un air assez agréable, et prenant, comme on dit, ses jambes à son cou, il se perdit en hurlant dans l’immensité des corridors.


Départ pour la province de l’Espírito-Santo. — Un incendie en mer. — Arrivée à Victoria. — Prières à faire peur. — Le signor X… et les lettres de recommandation.

Bien des fois déjà j’avais demandé aux Français résidant à Rio où il faudrait aller pour trouver des Indiens. Je n’avais reçu aucune réponse satisfaisante. D’après la plupart de ces messieurs, les Indiens n’existaient presque pas, c’était une race perdue ; cependant il me semblait qu’il devait en exister un peu quelque part ; j’en voulais à tout prix. J’avais vu des nègres en Afrique ; à Paris même il y a des nègres ; je ne tenais pas aux nègres. Un jour, enfin, j’entendis parler d’un Italien qui habitait depuis une huitaine d’années l’intérieur du Brésil, avait acheté des terrains dans les forêts vierges de la province de l’Espírito-Santo et faisait le commerce de bois de palissandre. Celui-là devait savoir à quoi s’en tenir sur la question des Indiens. J’exprimai le désir de le connaître, et on me promit de me présenter à lui, dès qu’il viendrait à Rio. En effet, bientôt on l’amena dans mon atelier et précisément un jour où je faisais le portrait en pied d’une charmante Brésilienne, la fille du ministre des affaires étrangères. La circonstance était bonne pour mon futur hôte, qui naturellement avait besoin de protections. Je fis de mon mieux pour lui payer d’avance l’hospitalité qu’il serait heureux, disait-il, de m’offrir. Je le conduisis chez les personnes dont le crédit pouvait lui être le plus utile. J’intercédai en sa faveur plus que je ne l’aurais assurément jamais fait pour moi-même, et il obtint tout l’avantage qu’il pouvait tirer de l’intérêt aimable qu’on voulait bien me témoigner. Aussi, n’épargna-t-il aucune des formules de la reconnaissance la mieux sentie pour me remercier. Je n’avais qu’à me fier à lui pour écarter devant moi toutes les difficultés du voyage. Je ne serais pas son hôte, mais son parent. Tout ce qui était à lui serait à moi, et il s’empresserait de mettre son logis et tout son monde à ma disposition. Bref, j’étais enchanté, et il fut décidé que je m’engagerais dans les contrées les plus sauvages sous la direction et la protection du signor X…

Sur le point de partir, il me vint en tête de faire une chose dont je n’avais aucune idée : de la photographie. Comme je n’y comprenais rien, j’achetai de vieux instruments tout désorganisés, des produits avariés, et un livre quelconque avec l’intention de l’étudier en route.

Le 2 novembre, le signor X… et moi, nous nous embarquâmes sur le navire à vapeur le Mercure, traînant à notre remorque un petit vapeur destiné à remonter le fleuve de l’Espírito-Santo. La mer était mauvaise ; il ventait ; ce navire à traîner retardait sensiblement notre marche. La plupart des passagers étaient des colons allemands qui allaient grossir le nombre de leurs compatriotes déjà établis sur les bords du fleuve. Notre vapeur n’était pas très-grand et plusieurs de nous couchaient dans des espèces d’armoires construites sur le pont. J’étais dans l’une d’elles, et comme le roulis était très-fort, j’avais pris le parti de rester dans la position horizontale toute la journée. Pour tout dire, ce n’était pas la seule cause qui me retînt couché ; depuis quelque temps j’étais malade par excès de travail, et aussi par suite de ma manière de me nourrir, ne mangeant guère que des fruits et des salaisons. Le pire était que nous approchions de l’hiver, époque où la terrible fièvre jaune jette l’épouvante dans toute la contrée. Cependant, la troisième nuit de notre navigation le sommeil, dont je ne connaissais plus depuis quelque temps les douceurs, venait de me surprendre, quand une détonation épouvantable m’éveilla en sursaut. Une grande lueur paraissant sortir de la mer, reflétait et rougissait nos cordages d’un éclat sinistre. Les cris partaient du navire auquel nous étions liés ; à ces cris succédèrent des gémissements ; à la lumière rougeâtre succéda aussi l’obscurité la plus profonde. On se sépara du navire en larguant les amarres pour ne point se laisser gagner par le sinistre. Puis, notre capitaine ordonna de mettre deux embarcations à la mer ; on s’empressa de lui obéir. Mais il faut savoir que les équipages des navires brésiliens sont en partie composés de nègres et que le service ne s’y fait pas très-promptement, malgré la bonne volonté des officiers. Un homme se plaça près des amarres, une hache à la main, et au signal donné, je vis enfin s’éloigner, malgré le vent, une première embarcation qui ne tarda pas à se perdre dans les ténèbres les plus épaisses. L’autre, repoussée avec force par les lames, ne put se séparer de notre bateau ; elle fut sur le point de s’y briser. Parmi les passagers, aucun ne parlait ; on regardait avec effroi de petites étincelles s’élever de seconde en seconde au-dessus du navire que nous