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ment tient à ce que l’eau est toujours plus abondante (dans les puits) en amont des vallées que plus bas. Pour conserver cet avantage de position, les habitants de Ghardaya ont construit à grand renfort de travail plusieurs systèmes de barrage en maçonnerie, qui retiennent l’eau dans leurs plantations. Mais ces travaux ont été faits au détriment de Melika, où l’eau n’arrive plus que dans les grandes inondations. Aussi les palmiers de Melika sont-ils dans un état peu florissant, et les puits de cette ville sont taris depuis plusieurs années. Il n’y en a qu’un dans l’enceinte de la ville, qui donne une eau salée et amère ; il mesure 50m.5.

Voilà, pour le moment, ce que j’ai à te dire de la géographie de ce pays ; naturellement, je ne suis pas arrivé au fond de mon sac, mais je suppose que des mesures trigonométriques, des observations de météorologie et des températures de puits n’auraient pas beaucoup d’intérêt pour toi, et j’aime mieux passer tout de suite à l’examen de la population.

Les Beni-Mezab, selon toute probabilité, sont venus se réfugier ici, chassés par les persécutions que leur attiraient leurs principes religieux. Ces principes sont plus sévères, et, selon moi, plus orthodoxes que ceux des autres musulmans, qui les accusaient et les accusent encore d’hérésie. Une partie des tribus qui composent la confédération descendit des montagnes de Nefousa, au sud de la régence de Tunis ; d’autres sont originaires des bords de la Mina, près de Tiharet. Quant aux derniers, la tradition rapporte que leur patrie est le Saguiet-el-Hamra, dans l’extrême occident ; mais des documents écrits que j’ai pu recueillir semblent prouver que cette indication repose sur une similitude de noms. Il serait plus sûr de dire qu’ils habitaient une ville nommée El-Hamra, et j’espère savoir plus tard où il faut chercher cette localité.

L’histoire des Beni-Mezab est très-peu connue ; les petites villes de la confédération étaient presque toujours en guerre les unes avec les autres. Cet état de choses a duré jusqu’au jour où les Français ont mis le pied dans la vallée. Un fait cependant s’est conservé dans la mémoire des habitants de Ghardaya, c’est l’invasion d’une armée turque commandée par un bey, qui vint mettre le siége devant un petit ksar qui porte mon nom arabe (Sidi-Saad) et dont les ruines s’aperçoivent encore sur le plateau, au-nord-ouest de Ghardaya. Les Turcs furent écrasés, dit-on, sous les rochers qu’on fit rouler sur eux, et les restes de la colonne furent obligés de se retirer vers le nord. Le bey avait été tué.

Aujourd’hui, les sept villes des Beni-Mezab sont tributaires de la France. Elles envoient, chaque année, un tribut total de 45 000 francs à Laghouat. À part cela, elles se gouvernent comme par le passé. Chaque ville a son assemblée de notables, qui règle les affaires de la communauté ; et les quatre caïds que les Français ont nommés ont plus de mal que les autres notables, et, selon toute apparence, n’ont pas plus d’autorité qu’eux. La soumission des Beni-Mezab s’est faite devant force majeure, et quoi qu’on en dise, les Européens ne sont encore à leurs yeux que des infidèles, des ennemis de Dieu. La politique de ces populations est d’être avec qui que ce soit, plus puissant qu’eux, qui les protégera contre les Arabes. Un ces grands de la ville me disait « Si tous les Français quittaient le pays, et qu’il ne restât qu’une femme à Alger, nous la respecterions et lui apporterions tous les ans notre tribut ; mais si un ennemi venait à s’emparer du pays, ce jour-là, nous serions ses serviteurs dévoués. »

Les Beni-Mezab sont très-fidèles à accomplir les devoirs de leur religion ; ils ont le mensonge en horreur, mais j’ignore s’ils croiraient avoir commis une faute en trompant un infidèle ; je serais presque tenté de le croire. C’est un des points qui prouvent leur supériorité sur les Arabes, qui ne se font aucun scrupule de mentir à chaque instant, et de la manière la plus effrontée. Un autre point de séparation, c’est la propreté vraiment très-passable des rues et des terrasses des maisons dans les villes du Mezab, tandis que chez les Arabes, les unes et les autres servent de lieux d’aisance ! À Ghardaya, il y a de nombreuses latrines publiques. En dernier lieu, je ne sais pas s’il existe au monde de pays où l’on soit plus sévère pour la séquestration des femmes, et les Beni-Mezab se font une gloire de cette sévérité exagérée. Je crois que ces trois faces du caractère de la nation les distinguent bien plus de ses voisins arabes que les quelques petites différences dans la manière de faire la prière et les ablutions, détails dont je ne te parlerai seulement pas, et qui scandalisent, au dernier point, les musulmans soi-disant orthodoxes[1].

Les savants et le clergé forment ici un petit monde à part ; exempts de toute espèce de contribution, ils vivent presque entièrement de la charité publique. De même que le clergé catholique au moyen âge, en Europe, ils possèdent en communauté des biens fonciers. Ces biens sont ici des jardins et même des palmiers isolés dans les plantations des particuliers ; le tout provenant de donations dont l’origine est souvent assez éloignée. Ici, comme chez nous, on croit faire une bonne action en donnant aux gens de religion ; mais chez les Mezabites, comme, du reste, chez tous les musulmans, le clergé forme la partie la plus instruite de la population. Les saint-simoniens ne seraient pas tout à fait satisfaits de cet état de choses ; car si les « Tolbas sont les hommes les plus instruits, ce sont aussi les moins éclairés. » Ils me fuient, car je ne suis à leurs yeux qu’un infidèle, et, qui plus est, un infidèle très-indiscret. Ne vais-je pas jusqu’à leur

  1. Il y a un quatrième caractère que néglige naturellement le voyageur observant seulement ce qu’il voit sous ses yeux. Ce caractère est l’aptitude des Beni-Mezab ou Mozabites, comme on dit vulgairement, à quitter leur pays pour aller exercer des professions industrielles dans les principales villes du Tell algérien et tunisien, où, constitués en corporations, ils vivent sous la loi d’un amin. À Alger, les Mezabites tiennent les bains maures, sont bouchers, marchands de fruits et d’épices. L’un d’eux, Ali, est un des principaux entrepreneurs de travaux publics de la ville. Il fait tous ses transports de matériaux au moyen de caravanes d’ânes conduits par des Sahariens, et il prétend, avec ses ânes, pouvoir lutter avantageusement contre les locomotives qui transportent le balast sur le chemin de fer.