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VOYAGE DANS LE PAYS DES BENI-MEZAB,

(ALGÉRIE)
PAR M. HENRI DUVEYRIER.
1859. — CORRESPONDANCE PRIVÉE. — DESSINS INÉDITS[1].




Le public, qui accueille avec tant d’intérêt les nouvelles du voyage d’exploration que M. Henri Duveyrier accomplit en ce moment dans le grand désert, nous saura gré de lui faire faire aujourd’hui plus intime connaissance avec le jeune voyageur.

Nous extrayons d’une correspondance intéressante, adressée par M. Henri Duveyrier à son père, les passages relatifs à son séjour de plusieurs mois chez les Beni-Mezab, l’une des plus importantes tribus de l’Algérie, dont les oasis, groupées à l’extrémité méridionale de nos possessions algériennes, n’avaient pas été encore explorées par les Européens.

C’est à la suite de ce premier voyage, entrepris avec ses modestes ressources, que M. Henri Duveyrier a reçu la mission qu’il remplit actuellement. Elle consiste à préparer, par des négociations avec les Touaregs et les villes de l’intérieur, la réouverture des routes de caravanes, par lesquelles s’opérait autrefois un commerce d’échanges entre l’Algérie et le Soudan. Sans doute, on ne peut pas espérer de voir se modifier du premier coup des répugnances entretenues par un fanatisme aveugle, et compliquées d’intérêts mal compris. Le succès final d’une pareille entreprise exige beaucoup d’énergie, de patience, et ne sera obtenu peut-être qu’après des années d’efforts persévérants. Mais le haut patronage de l’empereur, l’énergique volonté du gouverneur général, le concours des ministres du commerce et des affaires étrangères, témoignent que rien ne sera négligé pour introduire au milieu des populations sahariennes l’influence et le respect du nom français, et y rétablir les habitudes régulières de la vie commerciale, qui sont avant tout pour nos possessions une question de sûreté[2].

Le récit qu’on va lire offre le pittoresque, le mouvement et le charme naturels d’une correspondance familière, et montre en même temps qu’au point de vue du caractère et des qualités indispensables pour une pareille œuvre, M. Henri Duveyrier répond dignement à la confiance et aux vues du gouvernement.




Biskra, 3 juin 1859.

… Nous avons enfin rencontré le Sahara, avec ce qu’il a de plus charmant et de plus désagréable, une oasis et un sirocco brûlant ! Nous avons fait en une journée la route d’El-Kantara à Biskra. C’est bien marcher, surtout pour un aussi mauvais cavalier que ton fils aîné. Nous ne nous sommes arrêtés que quelques instants au caravansérail d’El-Outaya, où nous avons déjeuné. Il y a tout près de là une petite oasis, au milieu de laquelle s’élève un minaret carré, qui fait fort bon effet. C’est une petite ville bien curieuse par sa population, qu’El-Outaya ! Elle se compose d’anciens coupeurs de routes, de brigands et de voleurs, qui ont renoncé à leur ancienne profession et sont venus de tous les coins de l’Algérie s’établir dans cet endroit, pour y mener un genre de vie plus régulier. Rome n’a pas commencé autrement.

En quittant El-Outaya, nous entrâmes dans une immense plaine, au bout de laquelle nous apercevions une petite chaîne de montagnes rocailleuses, qui nous cachait Biskra et ce vaste désert plat et uniforme qui ne finit qu’aux montagnes du pays des Touaregs. Cette plaine est interminable ; nous avions beau presser nos montures, les rochers semblaient reculer à mesure que nous approchions, et mon pauvre bassin osseux souffrait de notre impatience. Alexandre et son ami étaient pourvus de chevaux de belle taille et bien sellés. Je montais une mauvaise petite rosse, qui, pour suivre le pas allongé de ses grands frères, était obligée de prendre un affreux trot saccadé qui me secouait cent fois plus que ces messieurs. Pour comble de malheur, j’étais à califourchon sur un bât, et avec mes burnous, mes conserves vertes, mon fusil et mon révolver, je devais avoir un air étrange et très-peu amusé.

Enfin, après avoir atteint et gravi péniblement une dernière bande de rochers, chauffés par le soleil, nos regards ont pu se reposer sur la longue ligne verte des palmiers de Biskra, encadrée dans le sol jaune et aride du Sahara, et un beau ciel d’azur. En peu de temps,

  1. Les dessins de cette livraison, à l’exception d’un seul (p. 181), ont été faits d’après des photographies de M. le docteur Puig et sont extraits de son magnifique album inédit, comprenant plusieurs centaines de sujets. Les notes sont de M. le docteur Warnier.
  2. M. Henri Duveyrier est jeune soldat de la classe de 1861, et, depuis plus de deux ans, il explore des solitudes inconnues. Son extrême jeunesse est une des conditions de succès de son entreprise, car en même temps que son âge impose le respect, il lui permet de s’assimiler promptement les divers dialectes des peuplades avec lesquelles il se trouve en rapport. Par son éducation spéciale, par ses connaissances variées, par sa prudence, par son énergie calme et froide M. Henri Duveyrier est incontestablement le voyageur le plus apte à donner aux vieux chefs touaregs une haute idée de la civilisation européenne : aussi on ne sait aujourd’hui ce qu’on doit le plus admirer, ou du dévouement sans bornes que lui témoignent, depuis un an, des hommes comme Si Othman et le cheik Ikhenouken et tous les membres de leurs nombreuses familles. Grâce à Henri Duveyrier, notre influence a fait d’immenses progrès dans le Sud, et bientôt les échanges de marchandises suivront les échanges de bons procédés. (Dr W.)