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à l’origine d’un ravin connu sous le nom de barranca de Huiloac. Quoique placé au-dessous de la ligne de neige, et devant recevoir par les pentes aboutissantes une grande quantité d’eau provenant des fontes, ce ravin ne représentait, au point où il fallut le franchir, qu’un lit informe de sable sec et roulant. Peut-être les eaux sont-elles bues par ce sol altéré et filtrent-elles sous la surface jusqu’à une certaine distance, ou bien la température froide de la saison, combattue pendant quelques heures chaque jour, cristallise-t-elle l’eau qui s’égoutte de la ligne de neige avant qu’elle ait pu former un courant ? De ces deux explications que je crois vraies l’une et l’autre, la dernière trouve sa confirmation à quelques mille pieds plus haut.

Au delà de la barranca de Huiloac, le sentier longeait obliquement le versant nord du volcan, et se dirigeait vers l’est. Le sable fatiguant nos pauvres chevaux, ils n’avançaient que lentement, et pour eux chaque pas était un effort pénible. Souvent il fallait s’arrêter pour les laisser souffler, car l’air était si piquant, le chemin si roide, qu’ils pouvaient à peine respirer. Toute trace de végétation avait disparu, hormis quelques fragments de roche sur lesquels on voyait de larges taches, semblables à des ulcères, formées par des lichens jaunes et bruns. Mais ce dernier signe de vie organique finit par rester en arrière, et comme pour nous dédommager de cet abandon, la vallée de Puebla, baignée par le soleil, s’étala devant nos yeux émerveillés.

Partis à cinq heures, il était sept heures et demie quand nous atteignîmes un pan de rochers perpendiculaires appelé Buaco. C’est un petit réduit, passablement abrité, où les Indiens transportant le soufre s’arrêtent et se reposent. Des traces de feu prouvaient que des hommes avaient récemment passé par là. À peine fit-on une courte halte. Les chevaux étaient couverts de sueur, haletants ; le froid pouvait les saisir brusquement et les rendre incapables de continuer. Il fallait donc avancer, et la pente devenant un peu plus douce, nous atteignîmes en une heure la Cruz, petit promontoire surmonté d’une grande croix et situé non loin de la ligne des neiges.

Tout le monde mit pied à terre, et les chevaux, confiés à nos domestiques, retournèrent à Tlamacas. Chacun s’arrangea de son mieux pour la marche. Augel, le guide, s’enveloppa les pieds avec quelques chiffons, et le corps d’une capote de militaire en gros drap bleu. M. Sountag et les élèves Salazar et Ochoa avaient attaché des patins à leurs bottes ordinaires et s’étaient couverts le visage de voiles verts. Pour moi, je m’étais contenté de me vêtir aussi légèrement que possible, jugeant qu’une ascension pénible nous échaufferait de reste, et qu’il était inutile d’augmenter le poids de son corps par celui de gros vêtements. Ma chaussure consistait en une simple paire de bottes en caoutchouc, qui laissaient aux pieds toute la liberté de leurs mouvements. Je me méfiais des patins qui faussent l’aplomb et embarrassent singulièrement. D. Saturnino, entraîné par l’exemple de la majorité, voulut en faire l’expérience, et ne tarda pas à les ôter. Le majordome Arnold était le seul qui fût chaussé comme moi, et il parvint le premier au bord du cratère.

Assis à l’abri des rochers de la Cruz, nos membres engourdis par le froid du matin, recouvrèrent bientôt leurs mouvements sous l’influence du soleil. Pendant que nous prenions quelques cordiaux, j’admirai cette magnifique vallée de Puebla, où l’œil distinguait les villes, les villages, toutes les inégalités du sol, comme sur une carte en relief. La nature y paraissait douée d’une animation qui contrastait avec l’aspect sévère de la haute muraille de neige contre laquelle nous étions maintenant adossés. À quelques pas au-dessous de la Cruz, des rochers rougeâtres ressemblant à de la fonte rouillée, montraient leurs dos informes et à moitié ensablés. Ils étaient symétriquement rangés en demi-cercle, représentant assez bien le cirque où les sorcières de Macbeth doivent tenir leur infernal sabbat. Le sable qui remplit les interstices paraît de la poudre à canon, et ce n’est pas sans appréhension que je vis tomber, en m’éveillant d’un court sommeil, de l’amadou en feu sur cette poudrière factice.

Ces rêveries frivoles durent bientôt s’évanouir devant la réalité. Il était neuf heures du matin, et la partie la plus ardue de notre tâche restait à faire. En conséquence, saisissant mon long bâton ferré, je donnai le signal du départ, et l’on se mit en marche.

D. Saturnino se plaça en tête, et nous le suivions en dessinant un cordon derrière lui. Il marchait d’un pas cadencé, s’appuyant sur une branche légère coupée à quelque sapin de la forêt. Me trouvant immédiatement derrière, j’essayai d’imiter sa démarche et de me régler sur lui. Tout mouvement désordonné occasionne, dans ces circonstances, une fatigue de plus et une perte de force correspondante. En montant à pas égaux et lents, la respiration se poursuit régulièrement, et l’on avance d’une manière incroyable. Malgré la roideur de la pente, nous rejoignîmes bientôt la zone recouverte de glaçons qui précède la région des neiges. Nous ne nous étions pas retournés une seule fois pendant ce trajet et nous n’avions pas dit un mot. Aussi fus-je surpris de ne plus voir que M. Sountag et le majordome près de nous. MM. Salazar et Ochoa étaient restés en arrière et se trouvaient déjà tellement essoufflés qu’ils avaient dû s’asseoir. On voyait le guide auprès d’eux, les exhortant sans doute à ne pas s’arrêter. Mais il les abandonna bientôt, et se mit à gambader et à gravir les parties les plus escarpées en bondissant avec une légèreté et une agilité extraordinaires. Bientôt il fut près de nous, et abandonnant en égoïstes nos jeunes compagnons à leur sort, on reprit la marche, car le guide criait que le cratère devait être abordé avant une heure de l’après-midi, moment où le vent commence à se lever. Un Indien parti le matin, armé d’une hache, avait été chargé d’entailler la glace et la neige sur le trajet que nous avions à parcourir. Ces entailles que nous rencontrâmes alors, nous évitèrent les glissades et les chutes toujours pénibles, quand elles ne sont pas dangereuses. À l’aide de ces échelons, la zone de glace fut bientôt dépassée, et nous pûmes enfin fouler la région des neiges éternelles.