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gomme, mêlée de pépins d’un fruit sauvage. Dans les grandes marches, l’Apache ne se donne pas la peine de chercher d’autre nourriture ; cette gomme lui suffit. Mais quand l’occasion se présente il prend largement sa revanche : un Indien peut alors à lui seul dévorer un quartier de bœuf.

Leurs armes sont le fusil, les flèches et les lances. Ils manient le fusil avec beaucoup d’adresse, mais ils manquent généralement de poudre et de capsules. La flèche est redoutable entre leurs mains ; ils tirent avec cette arme aussi juste qu’avec une carabine.

Ils fabriquent leurs flèches eux-mêmes avec de l’obsidienne qu’ils attachent au bout d’un roseau de la longueur de deux pieds à deux pieds et demi. Ce sont de très-bons lapidaires, de même que leurs ancêtres, les anciens Aztèques. J’ai vu au musée de Mexico des sculptures qui dataient du temps de Montézuma, et entre autres des masques en jaspe d’un travail remarquable.

Ces pointes de flèches sont d’obsidienne blanche, rouge ou noire, suivant la tribu. Dans leurs marches, ils posent de distance en distance, comme au hasard, quelques flèches sur le sol, pour indiquer à ceux qui les suivent la route à prendre. Selon la victoire ou la défaite, ils emploient des flèches de telle ou telle couleur, et les tribus agissent en conséquence.

Une fumée sur une hauteur est le signal de se préparer à l’attaque d’un ennemi qui s’approche et dont ils ont reconnu les traces ; les rancherias qui l’ont observée y répondent. Une fumée à mi-côte indique que le danger est passé et qu’on peut sortir librement. Une suspension d’hostilité et un entretien avec l’ennemi s’annoncent par deux ou trois fumées dans un llano ou cañada, vers certaines directions.

À Corralitos, où sont des fonderies d’argent, la population ne s’élève qu’à quatre cents habitants, tous occupés par le propriétaire don José-Maria Zuluaga. Ce pueblito est situé sur le même plateau que Casas-Grandes ; des montagnes l’entourent, et il est défendu en outre par quatre passes importantes correspondant aux quatre points cardinaux.

En dehors des fonderies, le propriétaire exploite un magasin d’approvisionnements de toute espèce très-précieux pour le voyageur.

Comme toutes les haciendas du nord du Mexique, Corralitos ressemble à une fortification. Il est entouré d’un fossé assez large et assez profond, dans lequel on dirige les eaux du rio Casas-Grandes ; il sert ainsi de barrière contre les invasions des Apaches.

Comme le propriétaire était le chef politique du canton de Galeana, il avait à sa disposition cinq soldats des frontières, commandés par un sergent.

Cinq prisonniers apaches étaient enfermés dans la fonderie. Ils avaient les fers aux pieds. Pendant le jour on leur permettait de prendre l’air dans la cour de l’hacienda. Leur nourriture était la même que celle des peons ou Indiens civilisés, et, de plus, on les récompensait en leur donnant quelques friandises et du tabac quand ils travaillaient à casser le minerai d’argent (voy. p. 152).

Ces Indiens m’intéressaient beaucoup. Le plus âgé était un vieillard presque tombé en enfance. Il s’appelait Perhico ; c’était le seul qui sût quelques mots espagnols. Quand j’entrais dans l’hacienda, ce vieil Apache s’approchait de moi en me demandant : « Signor un puro (cigare). » Ensuite il me montrait le ciel, et avec les doigts il faisait le signe de la croix afin de me faire comprendre qu’il croyait en Dieu, ruse indienne pour m’attendrir. Le plus jeune après lui était un sachem de tribu, dont la physionomie était assez bienveillante. Le troisième était un jeune homme vigoureux, fils d’un capitancillo, du nom de Herbatio. Il était parfaitement proportionné, sauf un peu trop d’embonpoint ; sa voix était douce comme celle d’une jeune fille. Le quatrième prisonnier était un jeune guerrier, à l’allure sévère, d’un type féroce. Jamais il n’avait le sourire sur les lèvres. Il regardait avec un air de bête fauve, et recevait le tabac ou tout autre objet sans témoigner la moindre reconnaissance. Aucun signe ne trahissait son contentement ou son mécontentement ; il se nommait Raton (chat). Le cinquième, du nom de Tonino, était insignifiant.

Ils aimaient à se livrer à un jeu qui avait fait les délices de mon enfance, la marelle. Sur un morceau de peau, ils traçaient leurs carrés, et étendus par terre ils passaient des journées entières à jouer. Quelquefois à la suite de leur jeu ils se prenaient de querelle ; alors M. Zuluaga était obligé d’intervenir, et les enfermait dans un cachot sombre ; c’était pour eux le plus dur des châtiments. Tonino surtout, dont la physionomie était craintive, hurlait plutôt qu’il ne pleurait.

J’avais entendu parler souvent des peons sans me rendre bien compte de la valeur du mot. Le peonage est l’équivalent de l’esclavage qui n’est pas autorisé par les lois.

Sur les sept millions d’habitants du Mexique, ou compte cinq millions d’Indiens et deux millions de blancs. Ceux-ci gouvernent et font les lois. Les Indiens civilisés (Indios manzos) la subissent. Il leur est interdit de s’éloigner du domaine de leur amo, c’est-à-dire du maître pour lequel ils travaillent. Ces maîtres sont de grands propriétaires qui emploient à leur service quelquefois jusqu’à six cents peons. Les uns s’adonnent à la culture, d’autres à l’élève des troupeaux ; d’autres exploitent des mines. Ils établissent des boutiques près de leurs bâtiments d’habitation ou d’exploitation, et ils font vendre aux ouvriers ce qui est nécessaire à leur subsistance, ainsi que des mantas, des sombreros, du tabac, et surtout de la fausse bijouterie dont les niñas (jeunes filles) raffolent.

L’ouvrier achète à crédit et fort cher. Du moment où il est endetté, il appartient à son amo corps et âme ; il ne peut plus le quitter jusqu’à ce qu’il ait acquitté sa dette. Comme ce pauvre peon n’a aucune autre ressource que son travail, il s’ensuit qu’il est toujours endetté, car à peine s’est-il acquitté de sa vieille dette que de nouveaux besoins lui en font contracter de nouvelles.