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Le pueblo de la Cruz. — Un camp de sauvages sous les lauriers-roses. — Santa Rosalia. — Hacienda de Saucillo. — M. Curcier. — l’hacienda de Mapula.

En quittant San Antonio de la Ramada, notre caravane chemina sur des plateaux couverts de lauriers-roses qui avaient une hauteur de six à huit pieds, et tellement touffus, que nous avions peine, en les traversant, à reconnaître notre route qui n’était guère tracée. Après avoir marché pendant trois heures, nous arrivâmes à la Cruz, qui compte cinq cent quatre-vingt-un habitants, et possède une église et un presbytère. La population paraissait dans une grande agitation. Les rues étaient désertes, les maisons fermées ; puis peu à peu les habitants sortirent tout effarés et surpris de nous voir au milieu d’eux sains et saufs. Il paraît que nous avions passé sans nous en douter à côté d’un camp d’Indiens Comanches assez nombreux, qui avaient établi depuis plusieurs jours leurs tentes au milieu des lauriers-roses. C’était grâce à la hauteur de ces arbres que nous n’avions pas été aperçus des sauvages (voy. t. I, pages 348 et 349).

Les Mexicains, peu braves de leur nature, nous considéraient presque comme leurs libérateurs et comptaient beaucoup sur notre renfort en cas d’attaque. Ils nous traitèrent en amis et nous offrirent ce qu’ils avaient de mieux dans leurs maisons. Depuis longtemps nous n’avions fait aussi bonne chair. Nous trouvâmes un boulanger : son pain n’était pas bon ; mais quel régal pour des gens condamnés à manger la mauvaise galette de leur propre fabrique ! Nous achetâmes toute la provision de cet homme, et au grand désappointement de la population, nous repartîmes le même jour pour aller camper au pueblo de Santa Rosalia où nous arrivâmes le 10 au soir.

Santa Rosalia est une place assez considérable. Elle compte deux mille cent dix-sept habitants, et a une église et un presbytère. Elle est située à mille deux cent quatre mètres au-dessus du niveau de la mer, dans le département de Jimenez, dont elle est une des municipalités des plus importantes.

Elle communique par une bonne route carrossable avec la capitale de l’État, située à quarante et une lieues. Elle est bâtie sur une petite hauteur, au pied de laquelle passe le Rio-Conchos, qui prend sa source dans la Sierra, près du pueblo de Bichichic, se dirigeant vers Tajirachic, du sud au nord.

Cette rivière parcourt cent quarante lieues et reçoit beaucoup d’affluents. Dans la saison des pluies, elle doit être très-profonde, si l’on en juge par la hauteur de son lit ; cependant, en temps de sécheresse, on la traverse aisément : à Santa Rosalia elle n’avait pas plus d’un pied et demi d’eau. La rive opposée à la ville est assez plate, et comme les hautes eaux débordent loin dans la prairie, nous eûmes un mille à parcourir sur du sable de rivière avant d’arriver à un pâturage. Nous y dressâmes nos tentes et résolûmes de prendre un jour de repos.

Nous visitâmes Saussillo, propriété appartenant à un Français, M. E. Curcier, homme d’une intelligence supérieure, et qui a fait comprendre quel parti on pourrait tirer de ce pays où il était venu s’établir. Dans toutes les directions de l’État, on trouve des propriétés qui lui ont appartenu. Il est mort trop tôt, surtout pour les Français qui exploraient cette contrée ; ils trouvaient en lui un vrai protecteur, les aidant de sa bourse et de ses conseils. Le gouvernement de l’État eut plus d’une fois recours à sa caisse, pour sortir des embarras où il se trouve trop souvent. M. E. Curcier avait exploité des mines d’argent et ouvert des entreprises ; on peut dire qu’un sixième de la population vivait de ses créations. Sa fortune était évaluée à quatorze millions de piastres, gagnés en douze ans ; ce chiffre suffirait pour donner une idée de la valeur de l’homme qui avait cherché à tirer cette nation nonchalante de la torpeur où elle est retombée depuis sa mort. Encore aujourd’hui, le souvenir de M. Curcier est gravé dans le cœur des milliers d’habitants qui tenaient de lui leur pain : l’estime publique l’a suivi au delà de la tombe. Ses propriétés sont gérées par le vice-consul d’Espagne, don J. M. Nafarondo.

On ne s’étonne point de trouver l’hacienda de Sausillo plus prospère que la plupart des autres propriétés ; on y récolte du froment, de l’avoine, du maïs et des fruits de toute nature. On dirait que l’esprit du maître est encore présent ; des travaux d’irrigation répandent partout la fertilité.

Le 12 juin, notre route devint plus difficile : nous entrâmes dans un défilé de montagnes assez rocailleuses, qui aboutit à une passe connue sous le nom de Cañon de l’Ojito de Agua, qu’elle doit à une source d’eau limpide. Cette passe est dangereuse : les Indiens y attaquent souvent les caravanes. Dans le milieu du cañon, il y a une tour qui sert de corps de garde à quatre ou cinq hommes de troupe, secours insignifiant en cas d’attaque. Un peu plus loin se trouve un rancho, qui appartient à l’hacienda de Mapula. Nous, y passâmes la nuit ; nous n’étions plus qu’à douze lieues de la capitale.

Il me tardait de voir la ville de Chihuahua ; c’est généralement dans les capitales que se concentre tout le luxe du pays et qu’on peut le mieux juger les mœurs et les coutumes. Mais quelle fut ma surprise ! En approchant de cette ville, je me voyais encore au milieu des déserts : nulle apparence d’habitations, nul essai de culture ; la nature semblait même y prendre un aspect plus âpre ; les montagnes et les plaines étaient recouvertes de pierres volcaniques noirâtres et poreuses.


La ville de Chihuahua. — Ses monuments publics. — Mœurs. — Coutumes.

Le 13 juin, vers quatre heures du soir, nous entrâmes dans la ville de Chihuahua. Nous avions parcouru, à partir du Texas, un espace d’environ quatre cents lieues à cheval, à travers un pays occupé par les Indiens Comanches et Apaches, sans en avoir rencontré un seul, quoique nous eussions vu partout des traces de leur barbarie, et même côtoyé un de leurs camps.

Nous louâmes un corral et une maison non meublée comme partout ailleurs, mais assez grande pour y établir