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Mkinvari, signifiant montagne de glace, de kinouli, glace. Les Ossettes le nomment Ourz Khoh (mont Blanc), mot équivalent de Mkinvari, et aussi Tseritsitsoub (pic du Christ)[1]. »

Le titulaire de la dignité de kasibek est un vieillard vert et vigoureux, et dont, suivant l’usage, le nom originaire de famille a disparu et s’est changé en celui de la dignité. Lors du voyage que l’empereur Nicolas fit au Caucase en 1837, interrogé par le souverain pour savoir si son nom venait de la montagne, ou si ses ancêtres le lui avaient donné à elle-même : « Je ne sais pas, répondit le bon vieillard, mais je crois la montagne plus ancienne que ma famille. »

C’est à peu de distance que commence le fameux défilé du Darial (les portes du Caucase, Caucavi Pilae)[2]. De tous les passages de montagne que j’ai traversés jusqu’à présent, celui-ci est de beaucoup le plus imposant ; qu’on se figure deux immenses parois de rochers s’élevant perpendiculairement presque à la limite des neiges éternelles ; au pied, un torrent écumant, furieux, contrarié dans sa course par d’énormes blocs détachés de la montagne voisine ; une route parfois large de dix pieds à peine, largeur que souvent l’on n’a pu obtenir qu’en faisant sauter, en forme de demi-voûte, le rocher de la paroi à pic ; tel est ce tableau. La plume ne peut donner une idée de la sauvage grandeur que présente ce passage, Thermopyles infranchissables et avec lesquelles on est maître de la route militaire qui, de l’Europe, pénètre dans l’Asie.

À un détour de la route, avant de nous engager dans l’endroit le plus étroit, nous vîmes accourir un soldat des troupes du génie qui nous faisait signe de nous arrêter. Au même instant, du flanc de la montagne, sur notre droite, retentit une formidable détonation suivie d’un nuage de poussière et de fumée, au milieu duquel apparaissaient d’énormes blocs de pierre, et comme si elles eussent obéi à un signal, une centaine d’autres explosions semblables se firent entendre, répétées mille fois par les échos des rochers. Il me semblait assister à une de ces effrayantes convulsions de la nature, qui, parfois, changent la forme des continents. Nous eûmes bientôt l’explication de ce vacarme causé par les travaux d’une route destinée à remplacer celle où nous nous trouvions en ce moment, qui, parfois, à la suite d’inondations extraordinaires, est entièrement interceptée par les eaux.

À l’extrémité du passage, sur la rive gauche, on peut encore remarquer les restes d’un antique château fort géorgien, et sur la rive droite, la nouvelle forteresse élevée par la Russie pour garder le défilé. Celle-ci se compose d’une enceinte quadrangulaire percée de meurtrières et flanquée de deux tours à grands créneaux. Avec les moyens dont dispose actuellement l’art de la guerre, on peut affirmer qu’il est impossible de forcer ce passage.

Jusqu’à la station de Lars, qui précède de peu celle de Balta, le pays est plus ouvert, quoique dominé des deux côtés de la route, mais les montagnes sont moins élevées et d’une pente plus adoucie. Avant d’arriver à Lars, on traverse le fleuve sur un pont de bois d’une construction hardie et élégante, destiné provisoirement à remplacer un beau pont de porphyre détruit par une formidable inondation, il y a peu d’années. Ces inondations se reproduisent avec une périodicité observée depuis des temps assez reculés, et c’est à peu près tous les sept ans que le fléau afflige le pays.

Lars est la station qui précède Vladi-Kavkas, et où l’on voit encore les restes informes d’un ancien château. À partir de cet endroit, on aperçoit sur la gauche à perte de vue la steppe, verdoyante lors de notre passage ; puis sur la droite, de l’autre côté du fleuve, un paysage charmant que je comparerais au plus délicieux jardin anglais, des groupes de beaux arbres s’élevant sur de vertes pelouses, et des mamelons boisés découpant sur l’horizon leur dôme de feuillage. La route est parfaitement plate, et bientôt, à son extrémité, nous aperçûmes les coupoles vertes des églises de Vladi-Kavkas, dépassant les bouquets de verdure qui entourent la ville.

Vladi-Kavkas (mot à mot, qui commande le Caucase), est une ville toute militaire, mais à laquelle la pacification récente de ce pays va ouvrir une destinée nouvelle. Les Tcherkesses la nomment Terek-Kala[3]. Fondée par Potemkin, elle était destinée à être le quartier général et le centre d’une armée dont le flanc gauche devait s’étendre jusqu’à la mer Caspienne et le flanc droit jusqu’à la mer Noire. Ces deux dernières dénominations ont prévalu, mais depuis que le siége de la puissance russe au Caucase a été transporté à Tiflis, Vladi-Kavkas a perdu une grande partie de son importance. Si l’on considère l’espace qu’elle occupe sur la droite du Terek, elle passerait chez nous pour une grande cité, mais il y a de si vastes promenades, des rues tellement larges, des places si grandes, des maisons si basses, qu’on ne peut la ranger qu’au nombre des villes de quatrième ou cinquième ordre.

À Vladi-Kavkas, je me séparai de notre excellent compagnon de voyage, le baron Finot. C’est à travers la steppe que nous poursuivîmes notre voyage ; verdoyante, couverte de fleurs, elle me rappelait cette belle savane de Tépéyagualco que j’avais parcourue au Mexique, et où nos chevaux enfonçaient dans l’herbe jusqu’au poitrail. Ici, la route, plus fréquentée, était bien tracée. Notre première halte eut lieu dans une stanitza, grand village retranché comme je devais en rencontrer bien d’autres jusqu’à Stavropol, première étape de mon long voyage.

De la mer Noire à la mer Caspienne, une ligne non

  1. Lettres sur le Caucase.
  2. Dariol, suivant Klaproth, qui donne l’étymologie du nom en tatare : Dar, étroit, resserré ; iol, route. Cette forteresse aurait été élevée par Mirvan ou Mirman, troisième roi de Géorgie, 167-312 ans avant J.-C., pour opposer une barrière aux incursions des Khazares, maîtres du nord du Caucase.

    L’étymologie est plus probable si on la cherche dans Dar-i-alan, en arabe Bab-al-san, que les Géorgiens ont rendu par Darialan, qui n’a pas de signification dans leur langue et n’est que la transcription des mots persans. (Lettres sur le Caucase).

  3. Lettres sur le Caucasse.