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un traîneau, vit d’un coup d’œil qu’il n’y avait aucune chance de salut pour lui. « Je recommandai mon âme à Dieu, m’a-t-il dit en me racontant cet événement, et j’attendis mon sort. » Englouti par la masse de neige, le traîneau fut précipité jusqu’au fond de la vallée, en décrivant plusieurs tours sur lui-même, et le général fut enseveli sous une épaisseur de deux ou trois sagènes (quatre ou six mètres). Son domestique, échappé au danger, suivait d’un œil éperdu, mais cependant attentif, cette scène de désolation. Sur les indications qu’il donna, les Cosaques de l’escorte survivants au désastre, quelques Ossettes qui se trouvaient par hasard sur les lieux, se mirent en hâte à déblayer le terrain, et au bout de près d’une heure de travail, parvinrent à dégager le patient qui, fort heureusement, n’avait pas été blessé par le traîneau, lequel étant plus lourd, avait été entraîné avec plus de rapidité. La seule chose, m’a dit le général, qui l’ait incommodé dans cet ensevelissement prématuré, c’était la posture gênante dans laquelle il se trouvait, un de ses bras et une de ses jambes étant repliés d’une manière incommode. Quant à la respiration, elle fut à peine gênée vers la fin, et il éprouva plutôt un sentiment de douce chaleur que de froid.

Quatorze hommes perdirent la vie dans cette convulsion de la nature.

Lorsque les Ossettes sont surpris par l’avalanche, ils la précèdent, franchissant à chaque bond un espace énorme, puis lorsqu’elle les atteint, ils courent avec elle, et, grâce à leur agilité et à leur expérience, presque toujours ils échappent au danger.

Après avoir traversé un village ossette, misérable amas de chaumières, tout danger avait cessé ; c’est sur une bonne route que nous mîmes nos montures au galop, et peu après nous arrivions à Kobi, gros bourg situé dans une vallée où je remarquai quelques traces de culture.

Ici, nous éprouvâmes un petit désappointement : par suite d’un malentendu, le tarantasse, qui devait venir nous chercher de Vladi-Kavkas, n’était pas arrivé ; le comte Nostitz, pressé d’arriver, avait pris les devants, et nous dûmes nous contenter de deux télégas pour transporter une assez grande quantité de bagages, trois maîtres et trois domestiques, pendant les quatre-vingts verstes que nous avions à parcourir dans la journée.

Le téléga, voiture russe par excellence, se retrouve dans toutes les parties de l’empire. La base en est la même que celle du tarantasse, quatre ou cinq perches sur deux trains ; mais celles-ci sont plus courtes et, par conséquent, manquent totalement d’élasticité ; puis au lieu d’une caisse de calèche, c’est une simple caisse de charrette, étroite d’en bas, évasée par le haut et maintenue à grand renfort de cordes. C’est dans une voiture de cette espèce, qui se trouve en grand nombre dans toutes les postes, que les feld-jäger (courriers du gouvernement) franchissent d’une traite des distances énormes (dix à douze mille verstes quelquefois), assis sur un siége composé de cordes entrelacées, recouvert d’un dur coussin de cuir rembourré de crin, dans l’impossibilité de s’appuyer sur quelque chose, luttant contre le sommeil pendant tout le voyage, et ne s’arrêtant jamais à aucune station que le temps rigoureusement employé à changer les chevaux.

Les télégas sont chargés, et quant à nous, grimpés sur le bagage, nous nous mettons en route. Devant nous s’ouvrait la vallée du Terek, sur la gauche celle de Baïdar, où coule la rivière du même nom, un des affluents du Terek, spectacle grandiose qui nous préparait à ceux qui, pendant cette journée, allaient se dérouler devant nos yeux.

C’est, comme toujours, à fond de train, que les troïkas nous entraînaient ; descentes, montées abruptes, rien n’arrêtait les nobles animaux ; les yemtchiks ossettes qui nous conduisaient, émules de l’habileté de leurs confrères de Russie, les guidaient avec une adresse merveilleuse. Dans les endroits les plus dangereux, dans les descentes les plus escarpées, au bord des précipices, ils ne ralentissaient pas leur train qui était toujours le galop.

À quelques verstes de la station, la vallée s’élargit, le Terek bouillonne dans un vaste lit parsemé de roches entraînées par ses eaux, mais bientôt il est resserré par deux rochers ; au sommet de chacun d’eux s’élève un ancien fort géorgien ; celui de la rive gauche, presque entièrement détruit, se nomme Orsete ; à ses pieds se trouve un petit village. Le fort de la rive droite, appelé Sion, est en meilleur état et entouré d’une assez grosse bourgade ; à peu de distance s’élève l’église de Tsminda-Giorgi (Saint-Georges), vénérée dans le pays.

Plus nous avançons, plus le paysage est imposant. Sur notre droite, les montagnes s’escarpent davantage ; à notre gauche, dominant les rochers que baigne le Terek, apparaît le sommet neigeux du géant de cette partie du Caucase, le Kasbek, que nous découvrons enfin en entier, avant d’arriver au village du même nom où se trouve le relais de la poste.

Ici l’on aperçoit dans toute son étendue cette belle montagne, aux contours fortement accusés. En cet endroit le Terek, étroitement escarpé, coule avec rapidité entre deux balmes de rochers ; sa hauteur, au-dessus du niveau de la mer Noire, est de dix-sept cent cinquante mètres environ[1]. Le village, situé sur la rive droite du fleuve, possède une église de construction récente, charmant spécimen du style géorgien combiné avec le bysantin, et de l’effet le plus heureux. En face, sur la rive gauche, le Kasbek opposait la blancheur immaculée de son manteau de neige et de glace sur le bleu intense du ciel. Sa hauteur est de seize mille cinq cent trente-trois pieds anglais (cinq mille cinquante mètres), hauteur un peu plus considérable que celle du Mont-Blanc, qui a quatorze mille sept cents pieds de roi (quatre mille neuf cents mètres)[2]. « Le nom de Kasbek (titre de dignité, Kasibek), a été donné par les Russes à cette montagne qui, après l’Elbrouz, est le pic le plus élevé du Caucase. Son vrai nom, en géorgien, est

  1. Nous empruntons ces chiffres au consciencieux ouvrage : Lettres sur le Caucase.
  2. Lettres sur le Caucase.