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sait ; deux ou trois avalanches étaient imminentes ; la chaleur du soleil levant devait en déterminer la chute. À la recommandation de nos guides, nous pressions nos montures en observant le plus grand silence ; mais à un des endroits les plus étroits nous rencontrâmes une caravane d’Ossettes, conduisant une troupe nombreuse de mulets chargés ; qu’eût-ce été si nous avions rencontré une voiture ? Arrêter le troupeau, se ranger du côté du gouffre et nous laisser le passage libre, fut l’affaire d’un moment pour ces montagnards intelligents ; mais j’ignore comment ils se seront arrangés avec les voitures qui nous suivaient.

Après avoir parcouru quatre verstes environ sur cette dangereuse corniche, nous arrivâmes au pied du mamelon que domine la croix qui a donné son nom à ce passage. Ici la route s’élargissait ; devant nous s’ouvrait une vallée dans laquelle on pouvait contempler les traces encore fraîches de plus de quarante avalanches ; deux étaient tombées la veille, et une pierre énorme, entraînée par leur chute, obstruait le passage que nous devions suivre. Le tarantasse et le téléga, que nous apercevions au fond de la vallée, semblaient des points noirs ; je pus cependant distinguer la singularité de leur attelage. Une paire de bœufs guidait le timon, et quatre paires des mêmes animaux, attachés par derrière avec de longues cordes, servaient comme d’ancres de retenue ; la charrue était attelée devant les bœufs. En cet endroit, nous troublâmes le repas de quelques loups qui se régalaient de la chair toute fraîche d’un mulet que les Ossettes, qui nous avaient croisés sur la corniche, avaient été forcés d’abandonner une demi-heure auparavant. À l’exception des os, il ne restait déjà presque plus rien.


La Tchortovaïa-Dolina. — Une avalanche. — Kobi. — Sion et Orsete. Le défilé du Darial. — Lars. — Vladi-Kavkas.

La vallée neigeuse dans laquelle nous allions nous engager porte le nom essentiellement romantique de Tchortovaïa-Dolina (vallée du diable). Lermontoff, cependant, assure que ce nom ne vient pas de tchort, diable, mais bien de tcherta, ligne ; car là était jadis la ligne de démarcation de la Géorgie. Tout en m’inclinant devant la raison, je regrette la première version que je trouve en rapport avec la férocité sauvage du lieu.

La Tchortovaïa-Dolina. — Dessin de Blanchard.

C’est à cet endroit qu’au printemps de 1855, le général Bartolomaei, conduisant un convoi de prisonniers turcs, faillit perdre la vie. La nombreuse troupe qu’il conduisait s’était engagée sur un champ de neige lorsque retentit le cri : Une avalanche ! Elle arrivait lentement mais irrésistible, menaçant de tout engloutir ; ceux qui n’étaient pas bien avancés, rétrogradant en toute hâte, se mirent facilement à l’abri ; l’avant-garde était hors de danger ; le général, enveloppé de fourrures, assis dans