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C’est à travers une gorge formée par des montagnes en pente adoucie, couvertes de bois et de taillis, que nous continuâmes notre voyage ; de temps en temps nous rencontrions de petites caravanes de mulets d’une stature peu élevée conduits par des Ossettes. En voyant ces animaux marchant librement en troupeau sur la route, la charge soigneusement équilibrée sur le dos, leurs conducteurs le fusil sur l’épaule, le kindjall au côté, il me semblait parcourir encore les montagnes de la Serrania de Ronda, où la rencontre d’élégants contrebandiers andalous est si fréquente.

Une hospitalité splendide nous attendait à Passanaour où nous arrivâmes à l’heure du dîner. C’était encore chez un officier des voies de communication que nous fûmes reçus ; mais cette fois notre hôte était le colonel chargé en chef de toute cette partie de la route du Caucase. Il me paraissait singulier, au milieu de cette nature sauvage, de retrouver un salon digne de Paris, de prendre mon repas sur une table recouverte de mets délicats et d’un élégant surtout, puis après le dîner d’entendre de la musique qu’on aurait applaudie avec transport à Saint-Pétersbourg ou à Paris ; mais le Caucase est le pays des contrastes.

Je devais m’en apercevoir le soir même.

La vallée étroite où est situé Passanaour est délicieuse ; quant au bourg lui-même, il est de peu d’importance. Ici prenaient fin les pays aimables à voir que nous avions parcourus depuis notre départ de Tiflis. Après deux heures de marche, de course effrénée voulais-je dire, nous traversâmes l’Aragvi et en arrivant à une bourgade nommés Kvicheti nous étions arrivés au pied de la haute montagne que nous devions traverser pour rentrer en Europe.


La montagne. — Station de Kaïchaour. — Le sommet. — La rivière Noire. — La Krestovaïa-Gora. — Caravane d’Ossettes.

Il n’était plus question de courir : un renfort de bœufs fut attelé aux tarantasses qui partirent de ce train dont jadis on promenait les monarques indolents dans Paris. Je pris les devants, monté sur un cheval que m’offrit gracieusement un officier des voies de communication que le prince Bariatinsky avait désigné pour veiller à notre sûreté pendant le trajet dangereux du jour suivant. La nuit était venue ; nuit claire, transparente, fraîche cependant ; le voisinage des pics chargés de glace faisait sentir son influence. Dans chaque mare, les grenouilles en joie faisaient entendre des cris assourdissants ; quelques plaques blanches me révélaient dans l’obscurité la présence des premières neiges ; enfin au bout de deux heures d’une rude montée, des aboiements réitérés m’annoncèrent que je touchais au terme de mon voyage pour cette soirée et que j’étais arrivé à la poste de Kaïchaour, là où commencent véritablement les dangers de la montagne.

Cette station, qui consiste en un bâtiment principal entouré de quelques cabanes, était pauvrement approvisionnée ; mais il y avait peu de temps que nous avions quitté Passanaour, et le sommeil était le seul rafraîchissement que nous eussions à demander pendant cette halte ; des divans entouraient la salle principale, et, au moyen du padouchka (oreiller), dont il est sage de se munir pour voyager en Russie, nous eûmes bien vite improvisé des lits sur lesquels nous nous jetâmes tout habillés pour être plus vite prêts à partir le lendemain avant l’aube du jour.

Car c’est avant le lever du soleil que l’on doit s’engager dans le redoutable passage que nous avions à franchir. Il ne faut pas attendre que la neige gelée par le frais de la nuit ait encore subi l’influence de la chaleur des rayons du soleil ; autrement ou est grandement exposé aux avalanches. Du reste, des deux tarantasses, celui du comte Nostitz devait seul nous accompagner, un autre devant nous attendre au revers de la montagne. Nos effets furent attachés sur un téléga, des chevaux de Cosaques du Don de la station de Kaïchaour furent mis à notre disposition, et la petite caravane partit résolument par une nuit froide, les étoiles étincelant au ciel. Devant nous se dressait la route abrupte, et sur notre gauche, malgré l’obscurité de la nuit, une sorte de brouillard blanc se dessinant sur le ciel en formes indécises trahissait le voisinage d’une haute chaîne de montagnes.

À trois verstes environ de la station nous rencontrâmes les premiers champs de neige, neige gelée sur laquelle nos chevaux cosaques, bien ferrés à glace, marchaient résolument, en animaux habitués à de semblables exploits. Peu à peu nous vîmes le jour poindre, le ciel se colora d’une légère teinte lilas qui communiqua cette nuance aux objets qui le reflétaient ; les montagnes devinrent plus distinctes, et je pus enfin contempler le chemin parcouru et une partie de celui qui nous restait à faire.

Nous étions parvenus au point le plus élevé que nous devions atteindre. La route encore large, serpentait à travers d’énormes blocs de rochers, débris du sommet qui se dressait sur notre droite ; à notre gauche, la montagne, que je n’avais fait qu’entrevoir dans l’obscurité, dentelait sur le ciel ses pics aigus ; du même côté, à mille mètres environ au-dessous de nous, l’Aragvi serpentait dans une vallée sauvage ; cette belle rivière que nous suivions depuis Mtskheta porte ici le nom de Tchernaïa-Retchka (rivière Noire). Devant nous se dressait la Gouda Gora qui a changé son nom géorgien en celui de Krestovaïa-Gora (montagne de la Croix, en russe), depuis 1824, année où le gouverneur général du Caucase, le prince Yermoloff, y a fait établir le signe de la rédemption en témoignage de la domination de la sainte Russie[1].

Mais insensiblement la route se rétrécissait ; elle arriva enfin à n’avoir qu’un peu plus de la largeur de la voie ordinaire d’une voiture, et cela à l’endroit où elle est resserrée entre le précipice béant au fond duquel coule l’Aragvi et la pente escarpée de la Krestovaïa-Gora. Sur les pentes abruptes de cette dernière, la neige accumulée, se boursouflant en certains endroits, se crevas-

  1. En parlant de leur pays, les Russes disent souvent la sainte Russie, comme ils disent également Moskva Matouchka, Maman ou la mère Moscou.