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énorme, ce qu’ils voyaient ! Un homme libre, un docteur peut-être, car au Brésil chaque profession a son docteur, un blanc qui pliait sous un fardeau ! Ce fut bien autre chose, quand j’arrivai à la porte de l’hôtel ; une foule bizarre entourait un cheval, monté par un courrier doré sur tranche, et ce courrier était là pour moi ! Qu’on juge du contraste ! Un courrier du palais impérial, d’une part, — un portefaix, de l’autre. On parlera longtemps dans la montagne de cette aventure inexplicable. Enfin, comme après tout, la missive était bien adressée à moi, Biard, chevalier de la Légion d’honneur, et que ce même nom figurait sur le livre des voyageurs, il fallait bien reconnaître que j’avais le droit de décacheter ma lettre. On m’annonçait que Sa Majesté l’impératrice désirait que je fisse son portrait en pied et en grand costume, ainsi que ceux de Leurs Altesses Impériales les princesses Isabelle et Léopoldine. — Adieu donc à la cascade et à cette bonne vie d’études que j’avais tant désirée et que j’allais quitter, hélas ! pour trop longtemps !

Vêtu de blanc.


Une clef du palais. — Le marché. — Les oiseaux. — La garde nationale. — Concert privé. — Promenades au Castel. — Processions.

Je revins à Rio, et, le plus tôt qu’il me fut possible, je commençai les portraits de l’impératrice et des deux princesses. Tous les jours, j’allais à Saint-Christophe, à une lieue de la capitale ; les séances avaient lieu dans la bibliothèque de l’empereur. La tenue de rigueur était l’habit noir ; or, comme il m’était difficile de trouver des ouvriers qui comprissent ce dont j’avais besoin, j’étais obligé de tendre mes toiles moi-même, en costume de cérémonie, après avoir eu bien de la peine à expliquer comment se font les châssis ; car, ne sachant pas le portugais, il me fallait donner mes indications par interprète, ce qui me gênait à chaque instant. Le plus ordinairement, je venais de Rio à pied ; j’étudiais le portugais en chemin ; je me reposais çà et là, je faisais des croquis, et je revenais de même, toujours lisant ou dessinant.

Une clef du palais de Rio-de-Janeiro.

Dans le palais de la ville où je m’étais installé, je jouissais d’une liberté entière. Pour m’éviter l’ennui de passer dans les cours où étaient les factionnaires, on m’avait donné une clef qui ouvrait une porte du côté de la rue de la Miséricorde. Cette clef fut pour moi à première vue l’objet de deux sentiments bien opposés ; l’un du plaisir de pouvoir entrer et sortir à toute heure sans contrôle, l’autre de stupéfaction en voyant la longueur de cet instrument vraiment prodigieux ! aucune de mes poches n’était capable de le contenir ; cependant je l’acceptai avec gratitude, me réservant in petto de faire faire des allonges à chacun de mes pans d’habit, projet que je mis à exécution sur-le-champ. Mais je ne puis dissimuler que parfois l’habitude me faisait oublier cette clef, à laquelle était liée mon existence : alors s’il m’arrivait de m’asseoir, on me voyait me relever avec la vivacité d’un homme qui vient de marcher sur un serpent. Après tout, je m’habituai peu à peu à mon cauchemar.

Dans les intervalles de mes travaux, j’achevai d’étudier la ville. J’allais tous les jours au marché. C’est là que l’on juge le mieux les habitudes du peuple. Chaque matin des embarcations, venant des îles voisines, apportent des provisions d’oranges, de bananes, du bois, des poissons ; c’est un spectacle étrange où l’on ne voit que nègres qui se culbutent, crient, appellent, rient ou pleurent, et comme ces barques ne peuvent approcher du quai, à cause d’un talus en pierre qui descend en pente vers la mer, d’autres nègres, armés de paniers ronds, se précipitent au-devant, se jettent dans l’eau, et quelquefois font la chaîne pour arriver plus tôt. Quand la marée est haute, le sabbat ordinaire augmente : on se pousse, on s’ahurit, on tombe