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Bariatinsky. C’était un ravissant spectacle que tout ce singulier amalgame de costumes européens et asiatiques, d’uniformes russes et de costumes géorgiens et musulmans, de robes européennes avec l’ampleur exagérée de la crinoline, et les robes amples également, mais tombant en larges plis, des dames de Tiflis. Les vastes salles du gymnase[1] avaient été mises en réquisition pour le premier ; une salle arrangée à la mode persane, en darbaz, attira surtout mon attention. Kalianes[2] de toutes formes, miroirs à encadrements fantastiques, vases d’argent de toute espèce, peintures curieuses, armes richement ornées, etc., etc., étaient rangés avec profusion sur une large corniche qui faisait le tour de l’appartement à trois pieds environ du plafond ; un cordon de bougies la redessinait d’une ligne brillante dans tout son pourtour, et les murs étaient recouverts de tapis de Perse aux couleurs éclatantes en même temps qu’harmonieuses. Un large divan, recouvert de ces mêmes tapis, faisait le tour de la salle, et à son extrémité s’y tenait accroupi tout un orchestre persan. C’étaient des doudouk ou salamouri, clarinettes donnant des sons assez semblables à ceux d’un hautbois criard ; des tchianouri, violons de forme étrange tenus perpendiculairement, et sur lesquels l’archet se promène horizontalement, comme sur le violoncelle ; une paire de timbales lilliputiennes sur lesquelles on touche avec des baguettes semblables à des manches de pinceaux et qui produisent un bruit pareil à celui que ferait une forte grêle frappant sur des carreaux de vitre : on les nomme dimplipito ; puis enfin Satar, le fameux Satar, le Rubini, le Duprez de la Perse, pour qui l’ut de poitrine n’est qu’un jeu, puisqu’il monte authentiquement quatre ou cinq tons au-dessus, mais qui, pour y arriver, fait de telles grimaces que, pendant qu’il chante, il se tient constamment la figure cachée par un livre pour les dissimuler aux assistants. Le bal des marchands eut lieu dans un khan récemment construit par un riche Arménien, le colonel Arzrouni, et qui n’était pas encore habité. Les élément s’en furent les mêmes que ceux de la fête précédente, et n’eussent été les costumes caucasiens d’hommes et de femmes qui étaient en nombre considérable dans ces deux bals, il eut été impossible de se croire en Asie.

Le carême se passa avec son austérité accoutumée, pour le prince Bariatinsky et ses coreligionnaires, mais non pour l’étranger qui recevait une si magnifique hospitalité ; puis arriva enfin le jour de liesse, Pâques[3], si impatiemment attendu par les estomacs débiles, alors que sur toutes les tables, dans toutes les maisons, le beurre, si longtemps prohibé, se dresse en quantités énormes sous toutes les formes possibles, mais surtout sous celle d’agneau habilement modelé. Les œufs rouges, absolument comme en France, sont dans toutes les mains, dans toutes les poches ; je ne parlerai pas des présents qui se font d’œufs en bois taillé, en porcelaine et même en matières plus précieuses ; l’usage commence à s’en répandre parmi nous ; mais ce qui caractérise ce jour dans l’Église d’Orient, c’est le baiser que chacun se donne en s’abordant. Khristos voskres, le Christ est ressuscité, est la phrase sacramentelle qui sert de salut. Dire que les rangs sont confondus serait aller trop loin, mais le supérieur embrasse son inférieur, le maître son domestique, en signe de paternité et d’égalité devant Dieu et en réjouissance de l’heureux événement que fête l’Église.

Le jour de Pâques, arriva une députation de Touchines ou Khefsours, peuple chrétien qui habite au nord-ouest de la Géorgie entre celle-ci, les hauts sommets du Daghestan et le pays des Ossettes. Excepté dans l’escorte particulière de l’empereur de Russie, je n’avais pas encore eu l’occasion de voir des hommes revêtus de la cotte de mailles ; et ici je dirai que Chamyl, que l’on représente toujours sous ce costume, ne l’a jamais porté. Rien n’est plus original que l’accoutrement de ces hommes : ils sont revêtus d’une espèce de tunique à longues manches de gros drap foulé couleur rouge sang de bœuf ; un pantalon de même étoffe leur arrive au milieu des jambes qui sont couvertes de jambières en cuir ornées de dessins bizarres en broderies de couleur. La chaussure consiste en brodequins pointus qui arrivent au-dessus de la cheville où ils vont en s’évasant. C’est par-dessus tout cela, qui représente le chamois des guerriers du moyen âge, qu’ils mettent leur armure de mailles. Le casque est formé par une calotte de fer ornée d’une bande de cuivre retenue par des clous d’acier ; au centre se trouve un boulon du même métal d’où part un cordon qui s’attache au cou, et témoigne du peu de stabilité de cette coiffure ; de la calotte pend une pièce de mailles qui descend jusque sur les épaules par derrière et sur le devant n’arrive que jusqu’à la hauteur des yeux ; mais de chaque côté il existe un appendice, qui, au moment du combat, y est fortement attaché au moyen de cordons de cuir et garantit ainsi le reste du visage. La cotte de mailles proprement dite est de la même forme que la tunique qu’elle recouvre entièrement, et le pantalon est également couvert de mailles, mais par devant seulement ; et cette moitié de défense est attachée autour de la cuisse par des cordons de cuir. Quelques Touchines avaient une petite armure en mailles sur leurs brodequins. Deux bandoulières se croisent sur la poitrine et sur le dos ; l’une soutient une cartouchière épousant la forme du corps, dans laquelle il y a place pour douze cartouches ; l’autre supporte le chachka, sabre qui n’a pas de croisillon à la poignée, laquelle entre en partie dans le fourreau. Ces bandoulières en cuir épais sont ornées de clous et d’ornements d’argent ; de distance en distance pendent quelques appendices terminés par une croix en argent. Le corps est entouré d’une ceinture pareille qui soutient à

    bâtiment, et en même temps le golova, maire, et le conseil de ville.

  1. Lycée.
  2. Pipes persanes, espèces de narghilés.
  3. Le carême russe est plus généralement observé que dans l’Église romaine, le maigre est plus austère, l’Église d’Orient ne permettant sous aucun prétexte l’usage des œufs, du beurre, du laitage, ni du poisson. Tout se prépare à l’huile des plantes oléagineuses que produit la Russie, et l’alimentation se compose exclusivement de légumes et surtout de champignons. Pour le thé, on se sert de lait d’amandes.