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la première fois, courir jusqu’à la nuit, admirant tout, et respirant à l’aise un air frais, presque froid, dont j’étais privé depuis longtemps. Le jour suivant, j’hésitais encore sur ce que je devais peindre et je préparais mes matériaux, quand plusieurs de mes compagnons de voyage arrivèrent montés sur des mules, pour passer le dimanche avec moi. Ils étaient tous gais et dispos : plus prudents que je ne l’avais été, ils avaient pris l’omnibus et n’avaient pas gravi à pied la montagne. J’enfourchai, à leur exemple, une mule, et nous descendîmes tous gaiement pour aller voir « la grande cascade. » Dès le début de cette excursion, je commençai à avoir un avant-goût de ce dont je devais jouir plus tard. De tous côtés, j’apercevais des plantations de café ; devant chaque habitation s’étendait un grand terrain plat, ressemblant à nos aires à battre le blé. Derrière d’immenses rochers tout unis et de couleur violette, j’entendais le bruit du torrent, caché par la végétation luxuriante à travers laquelle nous cheminions. Une heure après notre départ, nous nous arrêtâmes dans une baraque où l’on trouve toutes choses, excepté ce dont on a besoin. Laissant là nos montures, nous nous engageâmes dans des sentiers tout envahis par les herbes et serpentant parmi les bananiers et les caféiers ; bientôt nous étions en face de la cascade. Un énorme rocher sans végétation, supporté seulement par une pierre qui laisse voir le vide au-dessous, surplombe à la gauche de la cascade, comme pour lui servir de « repoussoir. » L’eau, après avoir glissé de saillie en saillie, semble se reposer un instant sur une partie plate où se forment de petits bassins, dans lesquels l’on peut se baigner sans crainte ; puis elle rencontre une pente unique et glisse d’une très-grande hauteur, en passant dans le voisinage de plusieurs habitations, pour porter ses eaux à la mer. Tout en cheminant et regardant, j’avisai un délicieux petit coin tapissé de plantes bien fraîches, arrosé d’une eau pure et couvert d’ombre. C’était un charmant sujet d’étude : j’en pris note. Le soir, mes compagnons me quittèrent et je retournai à mon hôtel de la montagne, ravi à la pensée qu’en attendant les forêts vierges, j’allais avoir de quoi m’occuper quinze jours très-agréablement, car ce qui m’entourait avait tout au moins le mérite de la nouveauté.

Portrait de l’impératrice du Brésil, d’après le tableau de Biard.

Le soir même je me fis donner des vivres pour mon déjeuner, et à six heures du matin, j’endossai le havresac. La course était longue ; j’arrivai harassé ; je pris un bain qui me fit beaucoup de bien. Pendant toute la journée je fis de la peinture, bien abrité par de grands arbres et au bruit de la cascade. Je vivais enfin ! J’étais redevenu peintre ! J’avais sous les yeux une nature splendide ! Pour la première fois depuis mon départ, j’étais pleinement heureux. Pour la première fois aussi, je fis connaissance avec les fourmis, qui mangèrent une partie de mon déjeuner pendant que je travaillais. Malgré ce petit inconvénient, quelle bonne journée ! Et comme je me promettais bien de retourner le lendemain ! Mais l’homme propose… comme on dit. Ma séance terminée, je repris mon sac et mon parapluie. La montée me parut bien longue. De temps en temps, des esclaves que je rencontrais n’avaient pas assez de leurs gros yeux pour me regarder. C’était si