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SOUVENIRS D’UN SQUATTER FRANÇAIS EN AUSTRALIE[1],

(COLONIE DE VICTORIA)
PAR M. H. DE CASTELLA.
1854-1859


Les sauvages australiens.

Vous avez lu déjà sans doute une foule de descriptions où les naturels de l’Australie sont dépeints sous les plus tristes couleurs. Race ignoble, a-t-on dit, et plus rapprochée de la brute que de l’homme ! Pauvres noirs, ils sont, il est vrai, d’une race bien inférieure à la nôtre, mais nous devons les plaindre plutôt que les mépriser. Cette race, restée la même pendant des siècles, qui s’efface en quelques années à la seule apparition des blancs, n’offre-t-elle pas matière à nos étonnements ? Bientôt ils ne seront plus, et pourtant c’étaient des hommes aussi, faibles et inoffensifs. Dieu leur avait moins donné qu’à nous, est-ce à nous de juger ?… Et quand, leur apportant nos vices seulement en échange de leur sol, de leur liberté et de leurs chasses, nous les avons forcés à désirer de voir leur race tout entière s’éteindre, à refuser d’élever plus longtemps leurs enfants, est-il noble à nous de leur jeter une sentence de réprobation ? Intéressés à leur ruine, nous sommes juge et partie à la fois.

Si les habitants de l’Australie se sont maintenus à l’état de nature, si l’on ne trouve chez eux aucune idée de propriété, et même peut-être aucune idée religieuse, cela tient aux conditions dans lesquelles ils ont vécu dès l’origine. Quelle propriété aurait pu se créer l’Australien ? La terre sur laquelle il vivait ne produisait ni le blé, ni le riz, ni aucune racine dont il pût se nourrir. Aucun fruit ne pendait aux arbres, sinon quelques petites groseilles à quelques pauvres buissons. En revanche, l’opossum, le kanguroo, l’écureuil, le chat sauvage et des oiseaux de toute espèce étaient si nombreux qu’il n’avait pour ainsi dire qu’à étendre la main pour les atteindre. De plus, Dieu, qui semblait lui avoir tant refusé, lui avait donné en compensation un doux climat qui lui permettait de vivre sans abri ; et nul animal méchant, il part quelques rares serpents, ne lui inspirait de crainte. Pour lui un jour suivait l’autre, sans faim et sans hiver, ses provisions étaient les mêmes en toute saison, cachées au tronc de quelques arbres. Rien autour de lui ne pouvait s’améliorer ni augmenter, rien ne pouvait par conséquent l’engager à travailler, à penser, à prier.

Voici un fait qui prouvera suffisamment que l’état de nature dans lequel vivaient les sauvages d’Australie était la conséquence de la pauvreté de leur pays, en même temps que de l’absence du froid et de la faim. En 1836, lorsque Batman arriva avec ses compagnons, ils virent parmi les natifs qui regardaient avec étonnement leur débarquement, un homme de haute taille, mais dans lequel il eût été difficile de reconnaître un Européen. Cet homme, quand ils l’eurent accosté, parut sortir de sa léthargie, et, répétant les mots qui lui étaient adressés, il semblait chercher des idées oubliées depuis longtemps. Petit à petit il parvint à se faire comprendre en anglais. C’était un nommé Buckley, qui avait été soldat dans un régiment du roi, et qui, condamné pour insultes envers un supérieur, avait fait partie du convoi de déportés du colonel Collins : il s’était échappé lors du débarquement sur la côte de Port-Philipp en 1803, avait été recueilli par les noirs, qui l’avaient admis parmi eux, et il avait vécu ainsi pendant trente-trois ans, adoptant tout à fait leur manière de vivre et oubliant jusqu’à sa propre langue. Si le pays eût été par lui-même susceptible d’amélioration, si Buckley avait éprouvé d’autres besoins que ceux des natifs, n’aurait-il pas apporté quelques modifications au genre de vie de la tribu dont il faisait partie ?

De toute la tribu de la Yarra, autrefois nombreuse, il ne reste aujourd’hui que dix-sept individus. Si vous consultez une carte anglaise détaillée de Victoria, vous y remarquerez un emplacement ainsi désigné : Reserve for the blacks. « Réserve pour les noirs. » C’est tout ce qu’on leur a laissé de leur ancien territoire, et c’est sur la carte seulement que ces quatre mots semblent avoir une intention philanthropique, car c’est une horrible contrée : la plus horrible que j’aie jamais vue en Australie, et, chose curieuse, elle est enclavée dans la portion la plus riche du pays. Or, comme les noirs n’ont jamais établi leurs campements que dans les pays riants, au bord des ruisseaux ou des rivières, et sous les grands gommiers qui leur fournissent leur gibier, ils sont restés sur les bords ouverts de la Yarra, et ils vivent tantôt sur nos terres, tantôt sur celles de nos voisins. Ce sont eux qui nous fournissent de canards et de poisson. En échange nous leur donnons de la poudre et du plomb, et, quand ils viennent demander quelque chose à la porte de nos cuisines, ils ne sont jamais renvoyés mécontents.

J’avais tellement entendu parler de leur laideur que je fus étonné de les trouver beaucoup mieux que je ne m’y attendais. Ce sont les femmes surtout qui sont laides, car parmi les hommes quelques-uns sont grands et bien faits. Leur démarche lente et molle n’est pas sans noblesse, et ils posent le pied à plat avec une solennité qui me rappelait le pas des acteurs tragiques sur la scène.

  1. Suite. — Voy. page 81.