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parsemés d’herbes jaunes et brillantes que la rosée a fait renaître après le feu, chauffez toutes ces couleurs différentes, mais où les teintes tendres dominent, avec le merveilleux effet du soleil du midi sur le paysage, et vous aurez une idée de mon admiration à chaque pas que nous faisions en avant.

Il y avait bien quatre heures que nous chevauchions, interrompant quelquefois nos longs temps de galop pour marcher au pas, lorsque nous arrivâmes à la colline élevée d’où cinq ans auparavant mon frère avait découvert pour la première fois sa station, et d’où il me la montrait à son tour.

Yéring est situé dans une des plus belles contrées de toute la province de Victoria. De l’endroit ou nous étions, nous avions à nos pieds une petite plaine marécageuse ; elle était traversée par un ruisseau dont une clairière au milieu de grands arbres signalait le cours et qui allait se perdre dans une plaine beaucoup plus vaste. Cette plaine s’étendait au loin vers la gauche, bordée elle-même par la Yarra, et les collines boisées s’abaissaient de tous côtés. Derrière ces collines se détachait, plus haute et plus vigoureuse, la chaîne ondulée des Alpes australiennes. Ce fut sur une de ces collines, au bord de la grande plaine et tout près de la grande rivière, que mon frère me montra, à plus de deux lieues en avant de nous, l’emplacement de son habitation, tandis que nous pouvions voir, à cinq cents pas seulement de distance, sur le ruisseau qui formait sa limite, le pont qui marquait l’entrée de son domaine..

Pour gagner ce pont, il nous fallut faire entrer nos chevaux jusqu’aux genoux dans l’eau qui couvrait la plaine sous les hautes herbes, et je fus enchanté de cette route primitive qui ressemblait si peu à tout ce que j’avais vu jusque-là. Un peu après notre entrée sur les terres de la station, nous rencontrâmes l’intendant, qui faisait sa tournée d’inspection. Paul l’envoya annoncer notre venue, et de loin déjà, comme la nuit commençait à tomber, nous vîmes le cottage éclairé par deux lampes chinoises suspendues sous la verandah[1] que maître Typoon, un domestique chinois de mon frère, avait illuminée en mon honneur. Bientôt j’eus le plaisir de voir mon arrivée saluée par tous les habitants d’Yéring.

Le personnel de la station se composait à cette époque de onze Suisses, cinq Anglais, deux Chinois et un noir. Il était divisé en deux ménages ; le premier était celui de mon frère, qui avait avec lui son intendant et deux amis et compatriotes, dont l’un, M. Guillaume de Pury, arrivé depuis quelque temps dans la colonie, attendait une bonne occasion pour acheter lui-même une station.

Le Chinois Typoon (Typoun) était le valet de chambre et le cuisinier de ce ménage ; il avait été dressé dans l’art culinaire par un Français nommé Gouget (se disant ex-cuisinier de Mgr  l’archevêque de Lyon), que mon frère avait eu pendant un an chez lui, et qui, ne pouvant s’entendre avec le Chinois, l’avait instruit à force de taloches.

L’autre ménage était celui des domestiques ; il était tenu par la femme du vigneron Deschamps, la seule femme qu’il y eût à la station. On parlait à Yéring un langage curieux, un mélange d’anglais, de français, de chinois et de mots de hasard, qui aurait fait faire des découvertes à un chercheur d’étymologies.

Je ne restai pas longtemps debout après notre souper ; j’étais fatigué de ma course, et j’allai prendre possession de la chambre que mon frère m’avait fait préparer. Une porte de cette chambre s’ouvrait sur le salon du cottage ; l’autre s’ouvrant sur la vérandah, donnait sur le jardin et permettait de découvrir tout en face la plaine, la rivière et les montagnes.


Yéring.

On a le sommeil léger lorsqu’on dort pour la première fois dans une maison où l’on est arrivé de nuit et qu’on se réjouit de la voir au grand jour. Aussi je fus éveillé dès l’aube par le rire saccadé des Laughing Jaccasses (oiseaux rieurs), et par les notes graves et pleines des pies perchées sur les arbres rapprochés des habitations. Déjà le soleil entrait dans ma chambre et je sautai hors de mon lit pour ouvrir la porte de la vérandah.

Nous étions aux premiers jours d’avril (l’automne chez nos antipodes). La maison de mon frère était située à l’extrémité de la colline la plus avancée, au centre d’un grand circuit formé par la Yarra, et j’avais à mes pieds, entre la colline et la rivière, la plaine dont je vous ai parlé d’au moins deux lieues d’étendue. Cette plaine souvent inondée l’hiver, n’était couverte que de longues herbes parmi lesquelles j’apercevais des troupeaux de bœufs et de chevaux, et çà et là une lagune qui brillait au soleil comme une tache d’argent, ou bien une touffe d’arbres verts sur, une légère éminence de terre. Au milieu de la plaine le cours de la rivière était marqué par une haute bordure de gommiers et de mimosas. D’autres collines semblables à celle sur laquelle je me trouvais, s’abaissaient échelonnées les unes derrière les autres. La même disposition se retrouvait de l’autre côté de la rivière, même plaine, mêmes collines, et comme je l’ai déjà dit, les Alpes australiennes, hautes de quatre mille pieds, bornaient l’horizon derrière ces collines.

Pendant que j’admirais ce passage si nouveau pour moi, un léger brouillard d’automne glissait, lentement chassé par la brise du matin, et le silence n’était interrompu que par les cris des oiseaux rieurs et des kakatoës qui se répondaient d’un arbre à l’autre, ou par ceux des canards sauvages qui s’abattaient dans les lagunes. Que de grandeur dans ce silence ! il faut avoir vu des pays primitifs pour le comprendre. Car si vous regardez une contrée peuplée de villes et de villages, lors même que vous êtes assez loin pour qu’il ne vous arrive aucun bruit, le silence ne peut être dans votre pensée, puisque le tableau que vous avez sous les yeux vous représente malgré vous l’agitation des hommes.

Bientôt mon frère arriva pour s’enquérir de moi et me donner sur toutes choses les explications que je pouvais désirer.

  1. Sorte de galerie couverte que l’on établit en avant des maisons, et quelquefois tout autour.