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elle un grand filet pour lui couper la retraite. Éperdue, elle remonte rapidement le fleuve, poursuivie par une foule d’hommes sans foi. Le fils du sultan, loin de la protéger, se montrait le plus acharné, le plus audacieux. En vain elle lui rappelle la foi jurée, le suppliant de ne pas trahir sa confiance, lui rappelant que Dieu venge les serments violés ; tous ces reproches, loin de lui ouvrir les yeux, l’excitent davantage. La fugitive arrive enfin au pied de la montagne, là, où le fleuve prenant sa source, elle allait forcément se trouver prise. Mais au moment où son persécuteur étend la main sur elle : « Il n’y a de force, il n’y a de puissance qu’en Dieu, le très-haut, le très-grand ! » s’écrie-t-elle ; et aussitôt un abîme s’entrouvre, les eaux du fleuve se précipitent vers le centre de la terre, et avec elles le poisson et la jeune fille ; le gouffre se referme sur eux ; les sources vives ont disparu pour toujours.

Danse nègre à Ezzeribé (voy. p. 74). — Dessin de Hadamard d’après une photographie.

Grande fut la désolation de tout le pays lorsqu’on vit le lit des ruisseaux rester à sec, les arbres se dépouiller de leurs feuilles flétries, les moissons jaunir et tomber en poussière, le sol lui-même privé de toute humidité se réduire en sable mouvant. On fouilla partout pour retrouver la veine d’eau, et au lieu d’une irrigation facile, on se vit condamné à tirer le liquide vivifiant d’une si grande profondeur, que tout le terrain entre la montagne et la Menchiè demeura stérile et désert ; le fleuve désormais portait son tribut souterrainement à la mer. Chacun comprit alors que la belle au poisson avait dû retourner dans son pays par cette route miraculeuse. Une troupe nombreuse de montagnards de Tarhaouna résolut d’aller à Malta pour la retrouver et obtenir de sa clémence la cessation des maux qui affligeaient la contrée. Ils partirent et ne revinrent jamais.

De cette légende fantastique, je ne puis tirer que deux faits positifs : l’existence d’un lac d’eaux souterraines, et la colonisation de Malta par une émigration de gens de Tarhaouna, chassés sans doute de leurs montagnes par plusieurs années de sécheresse. Dans le jet des soixante dix mille pierres, je ne vois qu’une revanche au nom des soixante-dix mille anges de Dieu contre Satan le lapidé, Cheïtan erredjim, dans le but d’obtenir, non plus les anciennes eaux courantes, dont le ruisseau provisoire que forme l’eau du puits n’est qu’un faible souvenir, mais la pluie du ciel, qui seule peut préserver la province de la disette.

Hadji Scander (Baron de Krafft).