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PROMENADES DANS LA TRIPOLITAINE[1]

(AFRIQUE SEPTENTRIONALE)
PAR M. LE BARON DE KRAFFT.
1860. — INÉDIT.


Le pays. — Le voyageur.

Une seule partie du littoral de la Méditerranée est restée jusqu’aujourd’hui en dehors du réseau des bateaux à vapeur, et par conséquent a échappé à la curiosité, chaque jour plus envahissante, des touristes qui ne font que des voyages d’agrément. C’est cette longue étendue de côtes qui, au nord de l’Afrique, va de Tunis à l’Égypte, l’ancienne régence de Tripoli redevenue depuis vingt-cinq ans simple cyalet (province) de l’empire ottoman.

Nulle part dans toute la longueur de l’Afrique septentrionale, le grand désert ne s’avance aussi près de la mer : la digue de l’Atlas, qui depuis l’océan Atlantique protége contre les flots arides du Sahara une lisière assez large de terrains fertiles s’abaisse et va s’effaçant après le golfe de la petite Syrte[2] ; et le grand fleuve de sable, que rien ne contient plus, vient étaler ses vagues jaunes tout autour de la grande Syrte, rongeant les derniers sommets submergés qui forment comme un chapelet de petites oasis.

Cette embouchure du Sahara est le port du pays des Noirs, le Soudân ou Barr-el-aabid. C’est la route naturelle par où le centre du continent africain a été attaqué si heureusement dans ces dernières années. L’aventureuse expédition à laquelle seul a survécu l’illustre docteur Barth a pris Tripoli pour point de départ, à cause de la facilité relative des communications avec le Fezzan, qui déjà touche presque à la Nigritie[3].

J’ai conçu le projet de glaner après le célèbre voyageur, et de suivre les itinéraires par lui recueillis, qu’il n’entrait pas dans son plan de vérifier lui-même. Il reste à explorer la route de Ghât à Aïn-Salah dans l’ouest, de Morzouq au Ouadaï dans l’est. J’ai choisi Tripoli pour me préparer à cette entreprise dont je ne me dissimule pas les difficultés, et je m’y suis installé depuis un an afin de m’habituer au climat, de me perfectionner dans la pratique de l’arabe barbaresque, et de nouer des relations d’amitié avec les négociants de Ghadâmès, dont les caravanes parcourent impunément les pays que je veux visiter. Mon caractère officiel de hadji (pèlerin de la Mecque) m’a permis d’entrer dans la vie des indigènes plus avant que ne peut le faire un mouçafir (étranger voyageur), et je dois à mon islamisme d’emprunt d’avoir pu étudier à fond les mœurs, les préjugés, les habitudes de ma résidence provisoire. J’extrais de mon journal de voyage ce qui a rapport à la Tripolitaine proprement dite, Tripoli et son oasis.


La vallée de Tripoli de Barbarie vue de la mer.

Lorsque le vent est favorable, lorsque la goëlette maltaise ou le chebek arabe auquel on s’est confié pour passer en Barbarie est bon marcheur, et dirigé par un patron à qui l’habitude a donné l’expérience de cette traversée, on peut, quarante-huit heures après le départ de Malte, apercevoir le rivage tripolitain. La plage est basse et ne se voit que lorsqu’on est tout proche ; mais de dix milles en mer on découvre les montagnes de l’intérieur qui servent de signal aux navigateurs. Le navire avance : on commence à distinguer au ras de l’eau une ligne moins confuse sur laquelle se dessinent des saillies irrégulières qui semblent émerger du sein des flots bleus.

Nous voici plus près encore ; nous avons maintenant une vue distincte de la côte : basse et unie, elle décrit un croissant dont le milieu est occupé par la masse blanche de la ville. La pointe orientale est toute couverte d’une sombre forêt de palmiers qui s’avancent jusqu’à baigner leurs racines dans la mer, tandis que vers l’ouest la plage nue et aride revêt le manteau fauve du désert, taché çà et là de quelque bouquet d’arbustes rabougris.

La main du Créateur a jeté devant la concavité de l’anse qui sert de port à la ville, un chapelet d’écueils qui semble être une invitation faite à l’industrie de l’homme pour construire un môle protecteur, et fermer presque sans travail un port excellent : quand le vent souffle du large, ces avances de la nature se trahissent par un long fleuve de lait que tracent les bas-fonds en fouettant les lames écumeuses ; mais avec les Arabes, la

  1. La Tripolitaine ou Régence de Tripoli, l’un des trois anciens États barbaresques sur la Méditerranée, est bornée au nord par la Méditerranée, à l’est par l’Égypte, à l’ouest par la Régence de Tunis, et au sud par le désert de Sahara. On suppose que sa population est de plus d’un million et demi : elle se compose de Maures, Berbères, Turcs, nègres, juifs et Francs. Le territoire de Tripoli a appartenu tour à tour à Cyrène et à Carthage, à Rome, aux Vandales, aux Arabes, à Charles-Quint, aux chevaliers de Malte. Il a été repris par les Turcs en 1551.
  2. Le mot Syrie vient du verbe grec suro, qui signifie entraîner, balayer. Le golfe de la petite Syrte ou golfe de Gabes (Tritonide d’Hérodote, suivant d’Avezac) est une échancrure du royaume de Tunis. La grande Syrte ou golfe de la Sidre, de l’autre côté de la ville de Tripoli, forme une entaille plus profonde dans la Tripolitaine ; il a été exploré en 1821 par le navire français la Chevrette.
  3. Voyez sur le voyage de Barth, les livraisons 39, 40 et 41 du IIe volume du Tour du monde.