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qu’ils viennent de quitter et s’emparent de moutons ou de chameaux qu’à la première halte ils font cuire dans le sable.

Je n’ai pas quitté Mardochée sans lui témoigner combien j’étais heureux d’avoir trouvé dans notre voyage un homme qui ne doutât pas de nous. Au sortir de l’Adrar, deux routes se présentaient à nous. Je me rappelais trop bien l’accueil que nous avions reçu chez les Ouled-Delims pour ne pas chercher à les éviter au retour ; aussi je me jetai résolument dans la route la plus périlleuse, mais aussi la plus courte.

Les deux Maures qui nous accompagnent ont l’habitude de ces voyages ; l’un d’eux, nommé Ibrahim, a l’œil bien exercé, il est toujours sur le qui-vive ; poltron comme un lièvre, ses frayeurs continuelles nous amusent et nous profitent tout ensemble. Vers onze heures, le 2 juin, il voit de très-loin devant nous trois hommes montés à chameau, suivant une direction perpendiculaire à la nôtre ; immédiatement il donne l’éveil, il est tout tremblant ; nous faisons abattre nos chameaux et nous nous accroupissons sur le sable. Heureusement nous ne sommes pas aperçus. Alors Sidi-Fal et Ibrahim dépouillent leurs vêtements de guinée et se mettent nus jusqu’à la ceinture ; comme ils ont la peau rouge, ils sont de la couleur du sable ; ils se glissent derrière les herbes, vont reconnaître les traces, et constatent que ce sont celles de trois guerriers Ouled-Delims. Nous étions arrivés au point le plus périlleux de notre retour ; nous ne nous faisions pas illusion sur notre situation. Les guerriers de la plaine mettent les marabouts à contribution ; que ne nous auraient-ils pas fait subir à nous chrétiens, qui n’avions plus de quoi exciter leur convoitise ? Nous étions encore trop loin du pays des Trarzas pour fuir après un combat heureux, nos chameaux étaient trop fatigués ; aussi je ne négligeai rien pour passer inaperçu.

Le gibier abonde dans cette partie du désert, surtout des gazelles de plusieurs espèces, des outardes, des porcs-épics ; mais si chétive que soit notre nourriture, réduite depuis longtemps à une poignée de dattes et d’orge pilé cuit dans de l’eau salée, je défends de tirer un coup de fusil, qui, révélant notre présence aux guerriers de la plaine, les pousserait sur nous comme une nuée de vautours. À midi, nous nous arrêtons au puits de Tiferzaz dont l’eau n’est pas assez abondante pour désaltérer nos chameaux et pour remplir nos peaux de bouc. Notre course se prolonge assez tard dans la nuit, on évite de fumer et même de parler ; nous pouvons ainsi passer très-prés des coureurs du désert sans les éveiller, car les chameaux ne font pas le moindre bruit en marchant. La monotonie de la marche n’est interrompue que par le sifflement des nombreux petits serpents qui dressent leurs têtes au-dessus des touffes d’herbe ; ce bruit, semblable à celui d’un soufflet de forge, met en garde nos animaux contre ces reptiles. Enfin nous nous arrêtons à onze heures du soir ; les préoccupations de la journée nous avaient empêchés de manger ; il y avait vingt-six heures que nous n’avions pris de nourriture.

Le lendemain, nous découvrîmes encore du monde dans la plaine ; mais Sidi-Fal, ayant revêtu son plus beau costume et été en reconnaissance, revint bientôt nous apprendre que nous n’avions rien à craindre, qu’il n’y avait devant nous que des marabouts choumchas et des guerriers yaya-ben-Othman, occupés à la chasse à l’autruche.

C’est à la fin de mai que commencent les grandes chasses qui ont cet oiseau pour objet. Il n’est pas besoin, comme en Algérie, d’y employer plusieurs relais de bons chevaux. L’autruche redoute tellement la forte chaleur, qu’elle ne peut pas fatiguer un cheval ordinaire ; celui-ci l’a bientôt gagnée de vitesse ; le chasseur peut l’approcher et tirer l’animal presque à bout portant. La chasse à l’autruche, que les pêcheurs ouled-bou-sebas font sur le littoral, est beaucoup plus fructueuse. Au moment des plus fortes chaleurs, avant les pluies, les autruches viennent en troupeaux assez considérables jusque sur le bord de la mer pour se rafraîchir en battant l’eau de leurs ailes. Les pêcheurs se glissent derrière les dunes, puis de plusieurs points se montrent tout à coup en poussant des cris ; les autruches perdent la tête, se jettent à l’eau. Quand elles sont bien mouillées, les habiles nageurs les poursuivent et les tuent une à une. Je ne sache pas que les Maures aient jamais tiré autrement parti de ces beaux et agiles animaux, faciles à domestiquer et assez vigoureux pour porter aisément un cavalier, ainsi que le naturaliste Adanson l’a constaté au fort de Podor, voilà déjà plus d’un siècle.

Dès le 7, nous n’avions plus d’obstacles à surmonter, et le 9, nous recoupions à Tiourourt la route suivie deux mois et demi auparavant.

Le 14, à N’Diago, nous étions chez nous ; je reçus l’hospitalité généreuse du chef du village, qui nous régala de sucre, de beurre et de pain. Tous les noirs présents, dont le caractère doux, simple et hospitalier faisait contraste avec l’orgueil des Maures, vinrent nous serrer la main ; le bruit de notre mort avait couru, aussi nous félicitèrent-ils d’autant plus d’avoir accompli un voyage que tous avaient cru impossible.

Le 14, à six heures du matin, nous nous remettions en marche et nous étions bientôt en vue de Saint-Louis. Il serait difficile d’exprimer le sentiment de joie que nous éprouvâmes en revoyant flotter notre pavillon dans le lointain et en approchant de la capitale de notre colonie, que nous avions cru ne plus revoir, et qui semblait avoir revêtu un air de fête, tant nous frappait la variété des costumes, ainsi que l’expression de gaieté empreinte sur chaque physionomie. Nous venions en effet de vivre plus de trois mois dans un pays ou tout est triste, jusqu’aux chants, ou le seul vêtement de guinée que portent ses habitants est sombre comme leur caractère.

D’après ce qui précède, on peut ranger les Maures en deux classes distinctes : les oppresseurs et les opprimés. Chez les premiers, les guerriers, on trouve une intelligence vive qui n’est que l’instinct du mal, un sentiment d’avidité insatiable que traduit chacune de leurs actions. J’ose affirmer que leur hospitalité si vantée leur est bien moins inspirée par charité que par crainte des