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ne pouvait se lasser d’admirer, c’était mon revolver, dont il fallait à chaque instant faire voir le mécanisme. L’apparition d’un blanc et surtout d’un chrétien était un phénomène parmi ces nomades.

Le lendemain matin, nouvelle affluence ; les hommes, surtout les guerriers, se montrent d’une effronterie rare ; fouiller dans nos bagages, écarter la toile de notre tente pour voir ce que nous faisons, leur paraît tout naturel ; les femmes, en nous regardant, crachent d’abord en signe de mépris ; puis elles nous entourent au moment du départ, nous prennent nos mouchoirs dans nos poches et ne se troublent nullement quand on les leur reprend ; l’une d’elles, assez âgée, vient se camper devant moi avec une audace incroyable ; je me plains à Haméida, dont la parole est peu respectée ; immédiatement elle entre en fureur, se met à faire des gestes de menace en nous jetant à la face les injures les plus grossières ; puis, se retirant à l’écart, elle va parler bas à un jeune guerrier que je présume être son fils, et qui devient un des plus acharnés à nous tourmenter. Dès que nous sommes en selle, tous les spectateurs poussent des cris pour faire courir nos montures et nous faire tomber ; heureusement ces pauvres animaux étaient fatigués, et nous étions déjà habitués à leur allure.

Nous ne franchîmes pas sans un nouvel incident les douze kilomètres qui nous séparaient du camp du chef des Ouled-Delims.

Un nommé El-Bindir avait à se venger d’un prince trarza ; afin d’atteindre ce but, il n’avait rien imaginé de mieux que de venir à notre rencontre, suivi de douze cavaliers armés de fusils à deux-coups pour nous assassiner, et jouer ainsi un mauvais tour aux Trarzas. Heureusement le chef du camp, prévenu à temps, lui dépêcha à toute bride un cavalier pour lui intimer l’ordre de rebrousser chemin, sous prétexte que lui seul avait le droit de nous faire du bien ou du mal.

Bientôt nous voyons les tentes nombreuses du camp. Le bruit de notre arrivée a rassemblé les femmes, les enfants et les guerriers ; ils forment une haie devant nous, poussent les cris de Bissim, Allah, etc. Malgré la présence d’un marabout respecté qui nous accompagne, malgré notre attitude décidée et les représentations énergiques de Bou-el-Moghdad, on nous lance de la fiente de chameau et des pierres. Le brigadier Gangel reçoit à la tête un de ces derniers projectiles.

Après quelques minutes d’attente devant la tente du chef, nous voyons arriver ce personnage, vêtu d’un magnifique manteau bleu brodé rouge et vert, et portant une écharpe blanche sur la tête. Il écarte la foule d’un mot, vient nous souhaiter le bonjour, puis tout le monde s’assied et se regarde sans rien dire ; plus un chef reste longtemps à la première entrevue qu’il a avec un voyageur, plus il a de considération pour ce dernier. Nous nous serions passés volontiers de ce tête-à-tête, qui dura près d’une demi-heure ; le soleil était insupportable et plus de cinq cents personnes nous entouraient.

J’entamai la conversation en disant au chef que j’étais venu sans crainte le voir dans son pays ; que, chargé d’une mission du gouverneur du Sénégal auprès de lui, j’étais sur d’être bien reçu, mais que j’avais à me plaindre de l’accueil de sa tribu. Il me demande si je veux que l’on punisse les coupables ; je réponds négativement, car je sais combien les Maures sont vindicatifs ; je termine en l’assurant que je ne souffrirai rien de blessant pour le gouvernement français. La première visite devait se borner là.

Ce chef des Ouled-Delims se nomme Eli-ould-Mohammed-ould-Ahmed ; sa taille est au-dessus de la moyenne, il n’a rien de particulier, si ce n’est un front assez bas ; il paraît avoir trente-cinq ans. Les Maures nous le disaient très-laid, et cela parce qu’il a les dents de la mâchoire supérieure légèrement inclinés à l’intérieur et la mâchoire inférieure en avant, ce qui lui a fait donner le surnom de Rmouga ; on sait que c’est un signe de beauté chez les Moresques d’avoir les canines supérieures en avant, écartées et sortant de la bouche même quand elle est fermée.

À quatre heures, il arrive à ma tente, où je lui expose le but de mon voyage. « Le gouverneur lui demande d’entretenir des relations amicales et commerciales avec lui. Les Français ayant le désir d’attirer au Sénégal tout le commerce de la partie occidentale du Sâh’ara, veut-il les aider dans cette entreprise ? Il n’a rien à craindre des Français, vu la distance où il est ; il ne peut donc avoir avec eux que de bonnes relations. Il devra aussi protéger les caravanes qui passeront par le territoire qu’il parcourt avec sa smala ; et de plus, si quelque navire se perd à la côte, bien recevoir les naufragés, et les acheminer vers Saint-Louis, où il obtiendra une belle récompense. »

Il suit cet exposé avec beaucoup d’attention, répond affirmativement, puis, changeant tout à coup le cours de la conversation, il dit : « Vous avez un toulou (sac de peau de mouton) plein d’or ; on ne va pas voir un prince aussi grand qu’Ould-Aïda (le chef de l’Adrar) sans avoir à lui offrir de magnifiques cadeaux ; il me faudrait de l’or, etc. » Je lui réponds que si nous étions aussi riches qu’il veut bien le dire, nous ne serions pas arrivés jusque chez les Ouled-Delims sans être pillés ; que nous n’avons que le strict nécessaire pour notre voyage. Il nous quitte dans ces termes. Le soir il revient à la charge à deux reprises différentes : « Je sais, dit-il, que vous venez avec des intentions de conquête ; vous me demandez ma protection pour aller chez Ould-Aïda et faire un voyage qui me semble devoir être funeste aux musulmans ; je ne ferai ce que vous me demandez qu’au tant que vous me donnerez beaucoup d’or. » Impatienté, je l’invite assez brusquement à visiter nos bagages ; il arrive dans la tente, fait ouvrir notre cantine ; quand il voit que l’on déballe des bougies, un sextant, de vieux journaux et d’autres objets qui l’intéressent peu, il fait suspendre son inspection douanière. Je lui déclare qu’en me gênant beaucoup, je ne puis lui donner que quelques pièces de guinée et autres petites choses. Cette offre ne lui sourit pas ; il nous quitte en nous disant que nous serons pillés pendant la nuit. Ces dernières paroles me révèlent l’hor-