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rasse de la maison d’un vieux Turc qui remplit à Sélefké les fonctions de consul anglais, véritable sinécure qui n’a d’autre avantage que de donner à ce fonctionnaire la satisfaction de hisser tous les dimanches un vieux drapeau rouge et bleu déchiré et rapiécé, au bout d’une perche dressée à l’angle de sa maison. Le représentant de la reine Victoria est un gentleman du Taurus ; il est hospitalier pour tout ce qui porte le costume européen, et moyennant un bachchich (pourboire) il vous héberge sur le toit de sa maison. C’est une petite construction peinte à la chaux, et qui se compose d’une seule pièce, occupée par sa famille, ses femmes et ses moutons. Depuis vingt ans que le vieil Ibrahim-aga a l’honneur de défendre les intérêts britanniques à Sélefké, il m’a avoué que j’étais le premier Anglais qu’il avait vu. Ce compliment ne pouvait que m’être fort désagréable, car je m’étais évertué à lui répéter, depuis deux heures, que le Fruguistan (l’Europe) n’était pas seulement peuplé d’Anglais, mais qu’on y comptait quelques Russes et aussi quelques Français dont je m’honorais d’être le compatriote. Le vieil entêté ne voulut rien entendre, et pour toute réponse, il me dit que les Anglais seuls étaient puissants dans le Fruguistan, puisqu’ils envoyaient des vapeurs sur toutes les mers et des guinées dans tous les comptoirs. Ce raisonnement ne permettait pas de réplique. Telle est l’opinion des Orientaux sur l’Europe ; toutes leurs connaissances en politique se résument à ceci, qu’il n’y a en Europe qu’une seule nation digne d’être citée : l’Angleterre !

La maison du gouverneur est aussi de très-chétive apparence ; toutefois elle a un premier étage et une échelle pour y monter. Son Excellence, qui probablement ne voulait pas se mettre en frais pour me recevoir, avait jugé prudent de s’éloigner de la ville pour quelque temps, sous prétexte d’affaires pressées. J’en fus quitte pour déployer mon firman devant son nègre, qui cumule près de Son Excellence les fonctions de domestique, de gendarme et de commissaire de police. Le nègre baisa respectueusement le tougha (chiffre) du sultan, qui remplissait la presque totalité de ce firman, et, pour ses peines, réclama de moi le bachchich et eut l’impertinence de compter en ma présence les pièces de menue monnaie que je lui donnai sans trop savoir pourquoi. Il paraît, toutefois, que des honoraires étaient dus à ce moricaud, car il ne jugea pas à propos de me remercier. La population de Sélefké se compose de Turkomans et de Grecs, qui ont élevé leurs demeures au milieu des tombeaux de la nécropole ; plusieurs même sont installés dans des chambres sépulcrales, creusées à même le roc ; ils ont économisé ainsi les frais de construction, et passent leur existence à vivre avec les morts. Une porte en bois ferme leur maison improvisée, qui reçoit le jour par un orifice creusé au sommet de la chambre et qui remplit en même temps l’office de cheminée. Des inscriptions grecques de l’époque chrétienne se lisent sur la plupart des portes de ces tombeaux, convertis en habitations ; j’y ai découvert celle du protomartyr de Séleucie, saint Aphrodisius, dont le tombeau sert à présent de domicile à une vieille bohémienne qui tire la bonne aventure.


Kalo-Koracésium. — Un ruban de coquillages. Tatli-Sou (source d’eau douce). — La nécropole de Coryente (Kurko).

Nous quittâmes Sélefké avant le lever du soleil. Le soir nous dressâmes notre tente sur les ruines de Kalo-Koracésium, ville byzantine que les Turcs ont abandonnée, et à laquelle ils donnent le nom de Perschembé (vendredi). Les ruines de cette localité s’étendent sur une colline dont le versant méridional aboutit à une prairie qui vient aboutir au sable du rivage.

De nombreux coquillages tapissent en cet endroit le sable de la mer, qui ressemble à un ruban de moire qu’une nymphe aurait oublié sur la plage. La coquille appelée murex par les anciens, et qui produisait la couleur de pourpre, abonde sur ce point.

Je fis dresser ma tente sur le rivage, tout près des ruines d’un ancien Balneum. Les chevaux furent attachés aux arbres, et les zaptiés se mirent à la recherche d’une source, pendant que notre cuisinier préparait notre repas, composé de riz et de francolins tués pendant la journée.

Le jour suivant, nous fîmes avec Bothros l’inspection des ruines qui s’étendent en amphithéâtre sur la colline. Une inscription grecque, plaquée contre un édifice d’une assez chétive apparence, me donna la date exacte de la ville ; cette inscription était conçue en ces termes : « Sous le règne de nos princes Valentinien, Valens et Gratien éternellement augustes, Flavius Uranius, l’archonte très-illustre de la province d’Isaurie, a donné, d’après ses propres idées, à cet endroit qui était désert, sa forme actuelle, et a fait exécuter tous les travaux à ses frais. »

La fondation de Kalo-Koracésium ne peut donc remonter plus haut que l’année 370 de notre ère.

À mi-chemin des ruines de Perschembé et de Corycus, et après avoir côtoyé le rivage, en suivant la crête d’un rocher dont la base est battue par les flots, nous arrivâmes à un petit golfe très-poissonneux, formé par une muraille de rochers à pic, couverts d’une végétation luxuriante. Le calme le plus parfait règne dans cet Eden, qui est garanti des ardeurs du soleil par les grands arbres qui couvrent les rochers et la plaine voisine. Quelques pierres fichées en terre, comme autant de sentinelles immobiles, attestent l’existence d’un cimetière musulman. Une source d’eau vive sort d’un rocher tout au bord de la mer, et entretient en cet endroit une douce fraîcheur. Des capillaires et des ronces croissent au bord de la vasque de cette fontaine naturelle, et les oiseaux du ciel viennent boire dans cette coupe l’eau que distille le rocher, et becqueter les mûres dont les grappes s’étalent sur les pierres qui entourent la source. Un petit temple écroulé, qui semble avoir été élevé en l’honneur


    roches et sur la crête desquelles on voit les restes d’une tour en ruines. À la base de ces rochers, baignés par le Lamas-Son, qui coule en formant de belles cascades, on a devant soi les ruines d’un aqueduc romain qui portait l’eau du fleuve à un aqueduc plus grand et plus voisin de Lamas.