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ce que font ou plutôt ne font pas ses sujets. Je me donnai, autant que je le pus, le même spectacle et le trouvai médiocrement divertissant. À l’encontre des femmes, il faut que les villes vieillissent pour s’embellir, parce qu’elles s’emplissent de souvenirs et de monuments de tous les âges, et que l’harmonie de l’ensemble résulte de la variété des parties. J’ai grand’peur que Carlsruhe ne reste toujours jeune.

Après cela, il faut reconnaître que si la ligne droite prodiguée à profusion n’est pas des plus favorables à l’art, elle est des plus hygiéniques pour la santé. Un médecin m’assurait naguère que sa clientèle s’en allait avec les ruelles tortueuses et que les démolisseurs de Paris avaient détruit presque autant de maladies que de maisons[1].

Les fonctionnaires et les rentiers qui peuplent Carlsruhe n’ont pu lui inoculer une activité bien fiévreuse. On n’y voit pas plus de boutiques que dans les rues mortes de notre faubourg Saint-Germain, et à neuf heures du soir le couvre-feu sonne ; à neuf heures et demi, les rares cochers qu’on pourrait requérir ont le droit d’exiger la solde que Paris donne passé minuit et demi. Nous vivons donc trois heures plus tard que les Badois, et je suis sûr qu’ils ne se lèvent pas trois heures plus tôt.

N’ayant rien à faire, les habitants ont trouvé le moyen de s’occuper beaucoup : c’est de se regarder les uns les autres. Chaque maison est pourvue de miroirs obliques, placés derrière les fenêtres, et à l’aide desquels on peut, du fond de son fauteuil, voir tout ce qui se passe dans la rue, constater quand celui-là sort ou quand celle-ci rentre ; de sorte que si les bras et les cervelles ne vont guère, les langues ont de quoi courir.

Le parc du palais, avec ses beaux ombrages, sert de promenade, quand on ne veut pas s’enfoncer dans le Hartwald. Je pus y voir comment cette puissance impérieuse qui règne de Paris sur le monde est obéie en Allemagne. Je ne défends pas la mode, Dieu m’en garde ! Elle a tant de travers ! Mais à Paris une femme de goût, tout en subissant cet empire anonyme et redoutable, sait garder, dans la commune servitude, un reste de liberté et s’en sert pour éviter les exagérations mauvaises. Ces côtés-là sont souvent ceux qui ont au loin le plus de succès. Comme nos vignerons sont obligés de mettre de l’eau-de-vie dans le bordeaux qu’ils vendent aux Anglais, nos modistes sont parfois forcées d’augmenter pour l’Allemagne l’ampleur des cages d’acier et le contraste violent des couleurs, ou de réduire les corsages et les chapeaux à de si infimes proportions que toute la toilette arrive jusqu’à l’imprudence. Un commis voyageur à jeun accosterait en plein parc certaines promeneuses solitaires que je vois de graves personnages à tournures auliques, de respectables physionomies de chambellans saluer jusqu’à terre.

Je m’étonne qu’on n’ait pas encore signalé le luxe du salut allemand. Un jour que la reine Victoria traversait une rue de Londres, elle aperçut des gens qui se découvraient sur son passage : « Voilà des Français, » dit-elle. L’Anglais, en effet, ne salue personne : il garde son chapeau sur la tête, reste droit et tend la main. Le Français l’ôte et s’incline : c’est le salut de tout le monde et pour tout le monde. L’Allemagne, pays de hiérarchie sociale, en a un différent pour chaque condition. D’abord, à l’hôtel, dans quelque coin que vous alliez, sans bruit, sans lumière, vous trouvez un Monsieur en habit noir qui vous salue : salut de théâtre, le ventre en dedans, les coudes en arrière et les doigts pendants ; — le salut du soldat à l’officier, qui dure tant que celui-ci est en vue ; — le salut du lieutenant au capitaine : la main droite au côté droit du front, les doigts en dedans, presque le salut indien avec une grande inclinaison du corps ; — et le salut aux femmes ! — et le salut entre respectables bourgeois, qui commence du plus loin qu’ils se voient et ne finit que quand ils ont pris chacun la place de l’autre. — Au chemin de fer, le gardien de la voie salue le train de côté. — Quant au grand-duc, lui, on le salue jusque par derrière.

Je trouvai au parc bon nombre d’Anglaises. Elles ont raison de se plaire en Allemagne : les formes opulentes des femmes d’outre-Rhin font valoir la grâce distinguée, mais un peu sèche et roide des filles d’Albion.

Comme mes allées et venues n’étaient point celles d’un pacifique habitué de la résidence, un étudiant de Heidelberg me reconnut bien vite pour un étranger. Je ne suis ni noir ni blond ; il se dit que je n’étais ni Italien ni Russe ; je ne suis ni long et rouge, ni court et gros, il ne pouvait me prendre pour un Anglais ou un Flamand. Restait le Parisien. L’étudiant avait visité Paris en train de plaisir ; il lui démangeait de prendre, sous forme de conversation, une leçon de français et de parler de ce Paris dont tout le monde raffole et que tant de gens maudissent. Il m’aborda et, aussitôt après les premières civilités, voulut recommencer son voyage. Je n’étais pas venu en Allemagne pour parler de la rue de Rivoli et du Bois de Boulogne, je le ramenai donc bien vite aux bords du Neckar et du Mein. Lui, se défendait ; il tenait à sa leçon de français. Je n’obtins un peu qu’en donnant beaucoup. Dans cette conversation laborieuse, nous passâmes et repassâmes le Rhin au moins vingt fois.

Il y avait dans la tête de mon étudiant un pêle-mêle de sympathie pour la France et de haine contre nous qu’il n’était pas facile de tirer à clair. Au fond, ces braves gens, à qui il arrive bien souvent de n’avoir pas plus un sentiment net qu’ils n’ont une idée précise, ne nous haïssent pas sérieusement. Ils aiment l’esprit français, courent après, et essayent, d’une manière ou d’une autre, de le prendre, comme Heine qui y a bien des fois réussi. La première langue étrangère qu’ils apprennent est la nôtre, et un Français peut voyager d’un bout à l’autre de la Confédération, sans la plus mince provision d’allemand : il trouvera toujours à qui parler. Ils lisent nos livres, nos journaux, et ce contact a réagi sur eux : depuis trente ans nous avons raccourci leurs phrases des quatre cinquièmes ; on n’en voit plus qui tiennent la page entière.

  1. À Paris il y avait, en 1851, un décès sur trente-six habitants ; en 1861, la mortalité a diminué de 10 pour 100. (Discours de M Billault, 19 mars.)