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DE PARIS À BUCHAREST,

CAUSERIES GÉOGRAPHIQUES[1],
PAR M. V. DURUY
1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




V

Strasbourg, 3 août.

EN ALSACE.

Deux ennemis. — Une Venise allemande. — Du haut du Munster ; Castor et Pollux. — Les Cigognes — L’Alsace à vol d’oiseau.

L’orage d’hier, aux éclats retentissants, s’est changé en une de ces pluies fines et bêtes qui tombent sans rime ni raison, comme il me semblait qu’on n’en voyait qu’à Paris en novembre et à Rouen à peu près toute l’année. C’est à peine si je peux apercevoir la flèche de la cathédrale au travers de nuages sales et sans forme qui emplissent d’ombre et de vapeurs humides toute la vallée du Rhin. Je ne ferai certainement pas le tort à Strasbourg de le visiter par ce ciel sombre et bas ; j’aurais peur de voir la bonne ville en laid.

J’aime mieux revenir un moment en arrière pour vous parler de deux choses que j’ai vues hier bien souvent, puisque je les ai traversées chacune sept et huit fois, mais dont il eût été malséant de prononcer même le nom en chemin de fer : la Marne et le canal de la Marne au Rhin.

Les chemins de fer, en effet, et les rivières sont, pour le quart d’heure, deux mortels ennemis : l’un fier et bruyant, dans l’éclat de la puissance et de la richesse, avec la faveur de l’opinion publique ; l’autre qui continue modestement et sans bruit ses vieux services, allant à petits pas, mais allant toujours, et pourtant dédaigné, parce que, aujourd’hui, il ne suffit plus de marcher, il faut courir. Les chemins de fer ont d’abord tué la messagerie et la poste, ensuite le roulage ; ils voudraient bien tuer encore la navigation et mettre les mariniers à terre, comme ils ont mis les postillons à pied. Ils y travaillent de leur mieux, avec les tarifs différentiels, les tarifs réduits et les tarifs d’abonnement. La marine paye à l’État ou aux compagnies concessionnaires des canaux des taxes de quatre, cinq et six centimes par tonne et par kilomètre. Certains chemins de fer ont réduit ce droit, pour ceux qui usent de leurs wagons, à deux centimes et demi. Remarquez qu’ils vont toujours, hiver comme été ; qu’ils ne connaissent ni le froid, ni le chaud, ni les basses eaux, ni la glace, et qu’ils arrivent à heure fixe, ce qui plaît fort au commerce. Tout cela est donc de bonne guerre et le public y gagne.

Mais, d’autre part, les fleuves sont, comme disait Pascal, des chemins qui marchent tout seuls. Ils peuvent faire circuler presque sans frais des masses énormes de marchandises. Plus un pays en a, moins ses transports lui coûtent, et plus il lui reste d’argent pour ses autres affaires. Il importe donc de ne pas sacrifier un des adversaires à l’autre, et puisqu’on a tant donné depuis vingt ans aux chemins de fer, qui font fortune, il est juste qu’on donne un peu, maintenant, aux rivières qui dépérissent.

Ne vous êtes-vous jamais étonné de voir que le génie de Papin, de Watt et de Stephenson, doublé de celui de dix générations d’ingénieurs en tous pays, aboutisse à faire transporter par une machine, qui est le chef-d’œuvre de l’esprit humain, des pavés, des pierres de taille, des morceaux de bois et de la houille fort peu pressés d’arriver puisqu’on peut les emmagasiner sans perte et que le fleuve ou le canal voisins ne demanderaient pas mieux que de porter.

La France a le plus admirable système hydrographique de l’Europe : cinq grands fleuves descendant à quatre mers. On a fait communiquer ensemble ces fleuves par des canaux, et une tonne de houille venue des charbonnages de la Belgique par Valenciennes, ou d’Angleterre par Dunkerque, peut s’en aller, par nos eaux intérieures, au Havre, à Mulhouse, à Marseille, à Bordeaux, à Nantes ou à Brest. Avant le 10 octobre 1853, elle n’aurait pu aller jusqu’à Strasbourg, le canal de la Marne au Rhin n’ayant été ouvert qu’à cette époque.

La Marne est une gracieuse rivière qui descend du plateau de Langres, très-française par conséquent, puisqu’elle n’a pas, comme le Rhin, le Rhône et même la Garonne, ses sources à l’étranger. Mais les choses les plus charmantes ne sont pas toujours les meilleures. Que de jolies femmes sont revêches, capricieuses, difficiles à vivre ! La Marne est ainsi. Sous les dehors d’une honnête rivière aimant les prés fleuris, les îles verdoyantes et les longs détours au pied des coteaux qui se mirent dans ses eaux limpides, elle a de si brusques emportements et tant de caprices, que le commerce a dû faire divorce d’avec elle de Paris à Épernay. Entre ces deux points les marchandises à destination des ports de la haute Marne sont transportées par le chemin de fer. Elles ne descendent le fleuve qu’à l’époque où les grandes eaux ont fait disparaître seize pertuis qui, en temps ordinaire, sont autant de cataractes.

Ainsi, il est bon de le répéter : faute de quelques millions jetés dans la Marne, ce cours d’eau, qui débouche dans la Seine, reste comme inutile ; et Épernay qui peut envoyer un bateau de vins à Strasbourg, au travers de

  1. Suite. — Dessins de M. Lancelot. Voy. page 337 et la note.