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tables. Cette vieillerie est toute neuve. Ces tourelles inoffensives, ces remparts innocents sont bâtis d’hier, et c’est une main très-bourgeoise qui les a élevés, celle d’une marchande de vins d’Épernay. Mme veuve Clicquot a voulu donner à sa fille le luxe d’un gendre ayant autant de parchemins qu’elle avait de billets de banque, un Mortemart ; et elle lui a fait la galanterie de lui bâtir un château qui, heureusement pour ses habitants, n’a de féodal que certaines apparences extérieures. Cette fantaisie a coûté deux millions ; mais l’Angleterre et la Russie les ont payés. Le champagne Clicquot n’a pas plus de rivaux à Pétersbourg ou à Londres que l’esprit des Mortemart n’en avait à Versailles.

Cette prospérité date pourtant d’une époque funeste, de 1814. Mme Clicquot reçut alors chez elle l’empereur Alexandre et dépensa trente mille francs pour faire les honneurs de sa maison. C’était de l’argent bien placé. L’empereur, de retour à Pétersbourg, ne voulut boire que du champagne fourni par son hôtesse de Reims. Point n’est besoin d’ajouter que la cour le trouva excellent et, à l’exemple du maître, déclara qu’on n’en pouvait boire d’autre. Voilà comment Mme Clicquot a patriotiquement rattrapé quelques-uns des écus que les Russes d’alors nous emportèrent. Saluons donc en passant cette grande fortune gagnée sur nos ennemis d’autrefois.

Le commerce des vins de Champagne porte bonheur : il paraît qu’on y gagne santé, richesse et longue vie : trois choses qui forment un bien beau capital. Mme Clicquot a aujourd’hui quatre-vingts ans ; M. Moët, dont le nom n’est pas moins fameux, avait aussi beaucoup de millions, un château, celui de Romont et quatre-vingt-dix années. Ah ! la belle industrie[1] !

Dans mon wagon ne se trouvait alors qu’un bon gros curé qui ne lisait pas trop son bréviaire, mais qui n’en parlait pas davantage, et un officier de marine qui, durant notre traversée, fuma quinze cigares, ce qui ne lui laissait pas le temps de parler beaucoup. Le paysage n’en disait pas plus ; nous étions entrés, au delà d’Épernay, dans la Champagne Pouilleuse, une immense plaine de craie, onduleuse et plissée comme la surface d’une mer tranquille, dont les grandes et longues vagues se seraient doucement étendues et solidifiées, mais aride, sans bois ni moissons, et abandonnée en grande partie à la vaine pâture : le pin maritime, l’arbre des dunes, y pousse même misérablement.

Condamné par mes voisins à fermer la bouche, et par cette plaine monotone et poussiéreuse à fermer les yeux, je me mis à courir à travers le temps un peu plus vite que nous ne courions à travers la campagne ; et j’arrivai tout droit à l’époque où ce pays était une mer, ce sol une masse animée. Dans un pouce cube de cette craie champenoise sur laquelle nous roulons, on a compté dix millions d’écailles d’infusoires. Ainsi les infiniment petits ont bâti des continents. Ils en font encore. Lorsque dernièrement on a voulu connaître, pour la pose du câble électrique, quelle était la nature du fond de l’Océan entre l’ancien et le nouveau monde, on a trouvé de l’Irlande à Terre-Neuve, à trois milles mètres au-dessous de l’Atlantique, une plaine immense d’où la sonde n’a rapporté que des débris d’infusoires. Cette poussière que nous respirons a donc vécu, et cette terre qui porte aujourd’hui nos monuments, nos cités, notre civilisation si confiante et si fière, n’est, elle-même, qu’un immense champ de mort !

Le Champenois ne s’en inquiète guère ; il trouve que ce sol si maigre fait bien pousser sa vigne et il ne tient pas à en savoir davantage. Sur son calcaire crayeux, il récolte un vin léger qui doit plus au vigneron qu’au soleil : le plus vif, le plus pétillant et, pour tout dire, le plus spirituel des vins, ou, à tout le moins, le plus salutaire et le meilleur, s’il faut s’en tenir aux termes d’une grave délibération de la Faculté de Paris. Dijon et Bordeaux prétendent bien qu’elle a été prise après boire, mais, dans l’espèce, ce ne saurait être un cas de nullité.

Les deux cantons privilégiés, pour cette culture, sont la montagne de Reims (le Sillery), à quelque distance des lieux où nous passons, et la rivière de Marne (l’Ay) dont le chemin de fer longe les coteaux. L’hectare de vigne s’y vend dans les bons endroits de vingt-cinq à trente mille francs.

Cette fortune est d’hier. On conte, il est vrai, que l’empereur Wenceslas, qu’il faut bien que j’appelle le plus grand ivrogne de l’empire, puisque ses ministres le trouvaient plus souvent sous la table que sur le trône et que ses sujets finirent par l’y laisser, usait fort des vins de Champagne. Philippe de Bourgogne, qui signait joyeusement ses ordonnances : « Philippe, duc des bons vins, » ne mettait pas, pour son dîner, le Sillery bien loin du Beaune. Mais ce ne fut, réellement, qu’au seizième siècle que leur réputation se fonda : François Ier, Henri IV, même le pape Léon X, tous amoureux des belles et bonnes choses, souvent plus que de raison, voulurent avoir des vignes à Ay. Au dix-septième, ils devinrent à la mode. La noblesse et l’Église s’en mêlèrent pour leur commun plaisir et profit. Un bénédictin, dom Pérignon, vendangea si bien, non pas la vigne du Seigneur, mais celle de l’abbaye d’Hautvillers, que ce clos est resté un des meilleurs crus de la province ; et la maréchale d’Estrées fit traiter le vin, dans les caves de son château de Sillery, avec un tel soin que les gourmets de la cour n’en voulurent point d’autre. Toute la Régence s’enivra d’Ay, et les gens qui croient à l’influence du physique sur le moral ont remarqué que la société du dix-huitième siècle

  1. Un de mes amis, Champenois pur sang et excellent mathématicien, ce qui ne l’a pas empêché d’être vigneron (tous les Champenois le sont, l’ont été ou le seront), me fait observer que le château de Boursault a été bâti pour le gendre même de Mme Clicquot, le comte de Chevigné, auteur de Contes champenois très-décolletés, selon la tradition de la bonne province qui a toujours aimé à rire ; que Reims, qui était autrefois une ville uniquement manufacturière, fait aujourd’hui une rude concurrence à Épernay et à Ay et qu’il s’y est fait, dans les vins, des fortunes de vingt millions, comme celle de M. Werlé, le maire. En 1855, malgré la guerre, les Russes ont encore bu six cent soixante-cinq mille quatre cent douze bouteilles de vin de Champagne ; mais en 1857, après la paix, et sans doute pour la fêter, ils en ont demandé un million trente-deux mille cinq cent trois.