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loin de supposer qu’il fût en danger de mort ni de démence. »

J’étais atterrée. Mes jours et mes nuits ne devaient plus se passer que dans les angoisses et les larmes. La fièvre de Don José ne se calmait pas. Je persuadai, non sans difficulté, à un chasquis de se rendre à Santiago del Estero pour en ramener, à tout prix, un médecin. Mais les médecins, quelque somme qu’on leur offrît, refusèrent tous de venir. Ils se contentèrent de m’envoyer des ordonnances, quelques médicaments et des conseils sur les moyens de les appliquer. J’aurais voulu aller moi-même me jeter aux pieds de l’un d’eux ; mais comment abandonner mon mari ? Il pouvait mourir pendant mon absence.

Un jour je faisais prendre un bain à mon malade ; j’avais grand-peine ; dans sa folie, il me résistait. J’essayais de l’envelopper d’une couverture pour le garantir du vent sous notre petite cabane couverte d’herbes et soutenue par quatre pieux[1], lorsqu’une Indienne, une China[2], entra précipitamment en disant que les Indiens allaient arriver, qu’ils n’étaient plus qu’à cinq lieues. Il fallait fuir. J’entraînai mon mari dans le bois, au milieu d’un tourbillon de vent d’une violence extrême. Les habitants des autres cabanes faisaient comme nous. Mais il s’agissait de fuir plus loin. Je proposai une forte somme pour acheter deux chevaux. Je ne parvins à en obtenir qu’un seul. Je plaçai mon mari dessus, et je montai en croupe : dans cette position je ne pouvais diriger le cheval ; il s’en allait de côté et d’autre à son caprice. Unzaga s’était senti trop souffrant pour nous accompagner.

Le rancho de Don José. — Dessin de Castelli d’après un croquis communiqué.

Nous entrâmes bientôt dans un sentier si étroit, que les branches des arbres épineux déchirèrent ma robe et la mirent en lambeaux[3]. Presque à chaque pas nous étions exposés à nous blesser ou à tomber. J’étais désolée de ne pas savoir guider le cheval ; on ne m’avait pas habituée à l’équitation. Lorsque dans nos jours heureux mes parents m’emmenaient à notre quinta[4], c’était toujours en voiture.

Quand la nuit vint, je fis descendre mon mari. Je

  1. Ces petites cabanes, qu’on appelle chozitas, diminutif de choza, sont quelquefois couvertes de totora, paille large et compacte qui sert aussi de toit aux ranchos, pauvres refuges bien supérieurs aux chozitas.
  2. Chino, China, Indiens, Indiennes, qui se sont habitués à vivre avec les descendants d’Européens.
  3. M. Weddell, le compagnon de M. de Castelnau, décrit les végétaux épineux qui rendent très-pénible la marche à travers les forêts du Grand-Chaco. On est arrêté souvent, non pas seulement par d’innombrables cactus, mais encore par le vinal, mimosée qui croît surtout dans les lieux sujets aux inondations, et qui porte des épines longues et très-épaisses. (Voyage dans le sud de la Bolivie.)
  4. Maison de campagne. Les quintas du Tucuman, où l’on jouit de tout le luxe de la civilisation, sont surtout renommées pour leurs jardins charmants ; les plantes de l’Europe méridionale y mêlent leur robuste végétation à la végétation des tropiques.