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nord, elle se continue dans la Serra Fatelo ; la Serra Anciao vient après ; puis l’Estrella, où l’on mesure les pics les plus élevés de cet ensemble, se perd, en inclinant vers l’est, dans la Serra de Gata, ramification du grand système carpetano-vettonique[1]. Quant aux deux versants, il ne faut pas en essayer la description. Nous sommes à deux mille pieds en l’air, un peu égarés dans le ciel ; en face se déroule un horizon de quarante lieues ; à nos pieds, les villes ressemblent à d’imperceptibles miettes de pain répandues sur le sol ; les beautés et les harmonies de la terre n’arrivent pas jusqu’à nous, et les hommes ne sont rien. Nous campons un instant à l’ombre d’une aiguille de granit, les arreiros parlent de la route à suivre, sur laquelle ils diffèrent d’opinion, et nous donnons le signal du départ.


XXIV

Un de nos arreiros, répondant au nom d’Aleixo, garçon de vingt ans, réjoui, dégingandé et orné de deux gros yeux hagards, marchait en tête, chantant à gorge déployée des refrains du pays. Placé près de lui, j’écoutais ses couplets, où la morale est, il est vrai, traitée assez cavalièrement, mais dont la musique a toujours un rhythme original et gracieux. Je regrette de ne pouvoir, faute de place, donner, en les épurant de quelques expressions trop aventurées une des modinhas (chansonnettes) ou des redondilhas (rondeaux) du joyeux conducteur de mules.

…Tout à coup Aleixo interrompt sa›chanson et s’écrie, le visage un peu bouleversé : Alto ! as contrabandistas ! (Halte ! les contrebandiers !)

Il avait soupçonné quelque chose de mouvant sur un mamelon éloigné, et son flair subtil lui dévoilait une méchante rencontre.

« Eh bien, après ?

— Ce sont de bonnes gens ; mais ils se permettent quelquefois de détrousser et même d’éventrer les voyageurs.

— Et les arreiros par la même occasion ?

Si, Excellencia ! »

J’avoue que la révélation d’Aleixo ne me fit pas bondir de joie. Après tout nous pouvions avoir sur les bras des gaillards qui, à l’avantage certain et considérable de connaître à merveille les détours et les recoins de la Serra, joindraient peut-être celui du nombre, et cette perspective envisagée au milieu de précipices affreux, de roches impassibles, sourdes et muettes, sur une route sans issue praticable où l’on ne pouvait espérer aide et assistance de personne, me sembla empreinte d’une poésie de la teinte la plus noire et la plus mélodramatique. Toutes réflexions faites, considérant la situation comme extrêmement tendue, j’allai en causer avec mes compagnons, pendant qu’Aleixo, avide de savoir à quoi s’en tenir, se lançait en avant, dans la direction où il avait cru entrevoir le danger.

Il reparaît au bout d’un quart d’heure. Nous sommes sous les armes. Joseph, un peu bouillant, piaffe d’impatience ; M. Smith est très-calme ; Christoval énergique, Renato, le second arreiro, fait bonne contenance.

« Il n’y a rien à redouter, se hâte de dire Aleixo ; ils ne sont que deux, et pour sûr, il n’y en a pas d’autres ni devant, ni derrière, ni sur les côtés ! »

Dix minutes plus tard, nous voilà en présence des terribles contrabandistas… Eh bien ! sans avoir précisément la physionomie ouverte, l’œil accort, la démarche engageante, ils n’ont pas non plus l’air trop menaçant. Ils portent, il est vrai, la carabine en travers sur les genoux, — mais nous aussi ; — des pistolets à la ceinture, — nous n’en sommes pas dépourvus, grâce au ciel ! — et ils passent tranquilles, ôtant poliment leurs chapeaux pointus et nous saluant d’un bonas dias ! (bonjour !) dont le ton ne paraît pas trahir de pensées mauvaises. Décidément le chapelet d’appréhensions sinistres que m’a débité ce poltron d’Aleixo n’est qu’un tissu de calomnies stupides… du moins, je veux le croire[2].

Nous nous sommes égarés en route. Au lieu d’aboutir à Thomar, la course prend fin à Ourem, et nous tombons de fatigue, à minuit, dans la plus misérable des auberges de toute la Péninsule ; après les émotions de la journée, après surtout les vingt et une heures que nous venons de passer à cheval, elle nous semble un paradis, et les rats de l’établissement réduisent à une boutonnière unique le pantalon de Joseph dont les souris de Batalha s’étaient contentées de faire une simple écumoire.


XXV

Nous quittons Ourem le 10 mai, vers neuf heures. À midi nous entrons à Thomar, qui montre l’une des pièces les plus curieuses de l’écrin artistique du royaume, le couvent de l’ordre du Christ[3].

Assujetti à la règle de Cîteaux et à la juridiction spi-

  1. Les montagnes du Minho et du Tras-os-Montes appartiennent au système pyrénaïque, et les points les plus élevés atteignent sept mille trois cent dix-huit pieds dans la Serra de Gerez, et sept mille quatre cents pieds dans la Serra de Suajo. Les montagnes du Beira et de l’Estramadure sont un prolongement du système carpetano-vettonique. Le pic le plus élevé de l’Estrella a six mille quatre cent soixante-six pieds ; celui du mont Junto, deux mille cent trente ; celui de la Serra de Cintra, dix-huit cents. Les montagnes de l’Alemtejo sont un rameau du système lusitanique ; elles se divisent en Serra de San Mamede, d’Ossa et de Vianna. Le sommet culminant de la Serra d’Ossa est de deux mille trente pieds. Enfin la chaîne des Algarves comprend à elle seule tout le système cunéique, et les points les plus élevès sont dans la Serra de Monchique — trois mille huit cent trente pieds — et le Monte Figo, haut de deux mille pieds.

    On trouve dans la Serra d’Estrella un lac sur lequel on débite dans le pays plus d’un conte absurde. On dit, par exemple, qu’il est sans fond, et l’on prétend, entre autres impossibilités, avoir découvert au milieu de l’eau des mâts et des débris de vaisseaux.

  2. Les objets de contrebande sont principalement de manufacture espagnole. Ce sont : des cigares, du tabac, du chocolat, du savon, de la joaillerie, des rubans, des gants, des petits articles de toilette, etc., etc. Toutes ces marchandises sont frappées aux frontières d’impôts très-lourds, ce qui explique l’avantage que l’on trouve à les introduire en fraude.
  3. Comme corporation religieuse, l’ordre du Christ n’existe plus. Comme ordre de chevalerie, il est resté le plus important que le roi de Portugal puisse accorder à ses sujets. L’insigne est la croix rouge des Templiers, modifiée par une petite croix blanche placée au centre. Le ruban est rouge.

    Les autres Ordres portugais sont : l’ordre de Saint Benoît d’Aviz, institué par Affonso Ier, en 1162; il a possédé autrefois dix-huit