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et Christoval nous revint, mais le soir assez tard, à la tête de deux arreiros, de deux mules, et de trois chevaux vigoureux et pleins d’ardeur. Notre départ fut renvoyé au lendemain.

Le curé de Batalha n’avait pas épuisé à notre endroit son rouleau de bons offices et d’attentions délicates. Il nous fit accepter un souper pour lequel la cosinheira (cuisinière), vivement stimulée par son digne maître, accomplit des merveilles culinaires dont l’ingurgitation fut, quant à moi, très-laborieuse, et la digestion impossible. An dessert, notre hôte but au moins deux rasades de carcavellos (vin de l’Estramadure) à la França et aux Francezes, à l’Ingleterra et aux Inglezes, rehaussant chaque toast d’un speech fortement épicé d’épithètes louangeuses. Nous ripostâmes par une acclamation arrosée de maduro (vin du Douro), au Portugal et aux Portuguezes ; M. Smith ajouta quelques hourras britanniques, et après avoir trinqué encore une ou deux fois le curé nous accompagna à l’auberge, dont il avait retenu, par avance, la pièce principale.

Cette chambre, d’une blancheur immaculée, eût été nue comme la main si le curé n’avait pris la précaution de la faire garnir de lits de sangles, d’une chaise et d’une lampe de cuivre à longue tige et à trois becs. Les lits étaient extraordinairement appétissants. Les draps retombaient jusqu’à terre, bordés d’une dentelle en tricot large comme la main ; Les traversins avaient été oubliés ; mais les oreillers, noyés eux aussi dans des flots de dentelles, promettaient un sommeil délicieux par leur vaste carrure et leur rotondité opulente. Enfin les couvertures étaient de belles chapes d’église, en soie ornées de fanfreluches d’or et frangées de torsades. L’un de nous prétendit que nous allions ressembler à des saints couchés dans leurs reliquaires, et M. Smith se glissa sous une chape bleue, Joseph sous une chape verte, pendant que je me chapais de rose tendre. La nuit cependant ne fut pas favorable aux voyageurs. À peine avions-nous pris possession de nos « reliquaires », qu’à la clarté des lumignons de la lampe, nous vîmes aller, trotter, courir d’abord dix, puis vingt, puis soixante, puis quelques centaines de souris, qui s’emparèrent de l’appartement, sans que nos cris, pour les faire déguerpir, produisissent le moindre effet. Pas une ne détala, et tant que la nuit fut longue, ces petites bêtes, dont la frivolité est extrême, s’amusèrent aux dépens de nos guêtres, se divertirent de nos brodequins, pendant que dans un coin obscur un escadron poussait l’impertinence jusqu’à se régaler du pantalon de Joseph. Le fait est qu’elles en soupèrent si fort à l’aise, que le lendemain mon camarade passait les jambes dans une véritable guipure.

…Nous arrivons à Alcobaça le 8 mai vers midi.


XXII

Alcobaça est un gros village qui ne mériterait ni halte ni mention si l’antique abbaye qui fait sa renommée n’était un lieu de pèlerinage pour ceux qui entreprennent un voyage artistique dans la Péninsule.

Un récit merveilleux encadre le berceau du monastère. En le dégageant de ses épisodes miraculeux, il reste ceci : Voulant témoigner de sa vénération pour saint Bernard, Affonso plaça, dès 1143, le royaume dont il poursuivait la conquête sous la protection de Notre-Dame de Clairvaux, et non-seulement il couvrit ses sujets du patronage de la Vierge, mais encore il déclara sa couronne feudataire de l’abbaye de Clairvaux, s’engageant pour lui et pour ses successeurs à lui payer chaque année un tribut de cinquante maravédis d’or pur. Au commencement de 1147, le pieux guerrier se mit en marche de Coïmbre pour aller délivrer Santarem de la domination des Almoravides. Arrivé au sommet d’une montagne de la Serra d’Albardos, il fit vœu, s’il accomplissait heureusement sa rude entreprise, de faire hommage à saint Bernard et aux religieux de son ordre, de toutes les terres qu’il voyait de cette montagne, du côté où les eaux se dirigeaient vers la mer. Le 11 mars 1147, Affonso entrait à Santarem ; le 2 février suivant, il posait la première pierre du couvent d’Alcobaça ; l’abbaye de Clairvaux peuplait de religieux le nouvel établissement, et saint Bernard leur donnait pour supérieur l’abbé Ranulpho. Bientôt ce vaste couvent devint à la fois le centre d’où émanaient les discussions scientifiques et théologiques, et l’asile conservateur dans lequel se groupaient les documents historiques qui formèrent plus tard les archives du royaume. Le monastère prospéra à ce point, qu’à certaines époques il réunit jusqu’à neuf cents religieux, et toujours se conservant la faveur des princes, doté de bénéfices considérables, il posséda quatorze villes avec leurs dépendances, relevant de sa juridiction, qui était indépendante de celle du roi. Celui-ci recevait de la puissante abbaye pour toute redevance une paire de bottes ou de souliers, à son choix, lorsqu’il plaisait au souverain de venir la visiter.

Le couvent et la petite ville d’Alcobaça occupent le fond d’un val étroit. Le site, borné de tous côtés par les versants de collines riches en végétation de toute nature, est silencieux et retiré ; il y règne le calme inaltéré, le détachement des préoccupations mondaines, la douce gravité si favorables à l’étude et aux travaux de l’esprit. Deux rivières traversent cette solitude, ce sont : l’Alcoa et la Baça, mises l’une et l’autre à contribution pour former, chacune par moitié, le nom de la localité.

De la façade primitive de l’église, précédée d’une terrasse à laquelle on monte par une vingtaine de marches, il ne subsiste plus que la porte principale. Le reste est une œuvre du dernier siècle.

Mais le vaisseau intérieur a conservé son caractère de noblesse. À part quelques colonnes ioniques et quelques autels dorés de mauvais goût, tout est pur, austère, imposant ; c’est l’ancien temple dans l’imposante majesté du style gothique de la première période. Vingt-six piliers partagent la basilique en trois nefs égales en hauteur ; la voûte du transept est supportée par des piliers semblables à ceux des nefs ; derrière le chœur règne une allée circulaire, sur laquelle s’ouvrent une grande chapelle et cinq petites, ornées de colonnes et de statues