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d’une flèche octogonale ; mais frappé de la foudre il y a quelques années, cet appendice s’est abimé sur le toit, qu’il a fortement endommagé.

Il faut descendre quelques degrés pour pénétrer dans l’église. À droite, par une petite porte grillée on entre dans la chapelle funèbre de Juan Ier. Elle est carrée, chaque paroi mesurant environ quatre-vingts pieds, et au centre se dresse le double mausolée de D. Juan, le roi fondateur, et de sa femme Felippa de Lancastre. D. Juan est cuirassé, son front porte la couronne ; la main étendue vers la reine, il fait un geste de tendre affection. Au chevet du monarque sont sculptés les insignes de la Jarretière et les armes de Portugal, et au milieu des feuillages de la frise on distingue la devise du roi : Il me plet pour bien. Au côté sud de la chapelle, dans le massif de la muraille, sont creusées quatre niches sépulcrales, où reposent sur des tables de marbre les statues des fils de D. Juan : D. Henriquez, le Navigateur, D. Fernando, dit le saint Infant, Juan et Pedro. La devise de Henriquez, Talent de bien faire ; celle de Fernando, Le bien me plet ; celle de Juan, Je ai bien reson ; celle enfin de Pedro, Desir, sont gravées sur la base de chaque figure. La chapelle contient encore huit autres tombeaux, mais on suppose que ceux-là sont vides.

Malgré les files de cénotaphes qui la décorent, cette enceinte n’est pas lugubre. Les ornements, les proportions, d’un effet solennel, impriment à ce séjour funèbre, sanctuaire de grands souvenirs, une teinte de recueillement profond. Cependant la tristesse amère ne flotte pas sous ces arceaux ; c’est plutôt la quiétude silencieuse du sommeil, c’est quelque chose de vague, d’indéfini, de tendre, qui saisit la pensée et la conduit émue et frémissante aux pieds de l’espérance. Et ici l’esprit n’est pas frappé par l’ampleur des dimensions comme dans la cathédrale de Séville, ni ébloui par un prodige d’équilibre comme devant le Munster de Strasbourg ; c’est tout simplement un problème d’harmonie résolu avec une éloquence sublime ; c’est une concordance parfaite, à l’abri de toute contestation entre la forme et l’idée, le but et le moyen. Eh bien, en présence d’un ensemble aussi admirablement réussi, où le détail abonde sans doute, mais sans rien envahir, laissant au principe dont il n’est que la parure docile toute son importance logique, il n’est pas possible qu’un homme, fût-il philosophe et sceptique, n’éprouve pas un tressaillement involontaire, une sorte d’ébranlement intime, qui le détache un instant de ce monde ; sa sensibilité s’exalte, et alors, soit élan poétique, soit instinct religieux, il incline le front et ploie le genou.

Nous rentrons dans l’église.

La nef est d’une simplicité grandiose. Les piliers formés de faisceaux de colonnettes qui se perdent dans les nervures festonnées des arcs et des voûtes, les fenêtres garnies de vitraux magnifiques, les balustrades, les arcatures, les galeries, les encorbellements, les clefs, les niches, sont parfaitement coordonnés ; les pleins et les vides, les creux et les reliefs, disposés avec un art exquis, fractionnent et distribuent la clarté et l’ombre sur les différentes parties du monument, et l’œil, qui ne s’égare mille part, est intéressé et satisfait partout.

Devant le maître autel reposent le roi D. Duarte et sa femme Léonor d’Aragon.

À droite du maître autel, on s’engage sous une arcade et l’on arrive devant une ouverture dont les ornements sont d’une abondance féerique. Cette ouverture donne accès dans la chapelle dite chapelle imparfaite, parce qu’elle n’a jamais été terminée (page 300). Elle devait servir à la sépulture de Manoel ; mais le roi, abandonnant ce monument avant qu’il fût achevé, réunit ailleurs ses artistes et ses ouvriers, les efforts et les ressources du royaume ; il commençait sur les bords du Tage un autre édifice destiné à rappeler les immenses découvertes maritimes qu’on venait d’accomplir. La chapelle imparfaite est de forme octogone à pans égaux. Sur sept faces s’ouvrent des chapelles qui devaient sans doute recevoir les tombeaux des princes de la descendance de Manoel ; la huitième est occupée par l’arcade dont nous donnons le dessin. L’enceinte est à ciel ouvert ; elle n’a jamais été abritée ni par une voûte, ni par un toit, et il est probable qu’elle restera ainsi livrée au hasard du vent et de la pluie jusqu’à ce que le temps ait réduit en ruines et en poussière ses murs, ses pilastres et ses ogives, ses riches fleurons et ses incomparables dentelles.

La salle du chapitre est une autre partie de Batalha qu’il importe de visiter. On ne peut s’empêcher d’admirer ses proportions hardies, son architecture pleine d’audace. Elle présente un carré parfait, et une immense voûte de pierre vient reposer ses courbes sur des parois développant chacune au moins vingt mètres de surface. Cette voûte ne tient à rien, et si elle ne s’effondre pas c’est sans doute par l’effet d’un miracle. Il paraît cependant qu’elle ne réussit pas tout d’abord à planer au-dessus des têtes. Deux fois elle s’écroula sur les ouvriers chargés de la construire. Le roi s’obstina néanmoins à lui refuser un appui ; mais afin que cette persistance n’exposât pas des vies innocentes, des condamnés à mort furent seuls employés à ce périlleux travail. Dans cette salle imposante, décorée de très-beaux vitraux, sont placés trois tombeaux : celui d’Affonso V, surnommé l’Africain, puis la sépulture de D. Isabel, sa femme, enfin celle, de D. Affonso, fils de Juan II, qui périt à seize ans d’une chute de cheval, auprès de Santarem. Dans un des angles on voit aussi le buste de Matheus Fernandez, l’un des derniers architectes du monument[1].

Le cloître, situé non loin de la salle du chapitre, est un admirable bijou ; c’est de l’orfévrerie en pierre et en marbre. Il appartient, lui aussi, à l’époque de Manoel. Des colonnettes minces et fluettes, évidées en spirales, garnissent l’ouverture des arcades ; elles supportent de légers entrelacs, tissu aérien sur lequel sont brodés avec une incroyable délicatesse les ornements les plus souples et les plus gracieux, que rehaussent par endroits la croix de l’ordre du Christ et la sphère caractéristique. Voilà

  1. En gardant l’ordre dans lequel ils se succédèrent, Affonso Domingues, Ouguet Martim Vasquez, Fernao de Evora et Matheus Fernandez, ont été les architectes de Batalha.