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et pas de perspectives, pas d’horizon non plus ; seulement les oiseaux commencèrent bientôt leurs chansons, le petit monde ailé qui vit dans l’air se prit à bourdonner ; les herbes, les ronces, les ajoncs emperlés de rosée, jetèrent des feux prismatiques : la nature était passée des langueurs de la nuit aux joies du réveil, le matin d’un beau jour de printemps.

Peu à peu cependant, les nuages de vapeurs se dispersent, l’atmosphère s’éclaircit, le voile se déchire et le soleil radieux et vainqueur illumine les grandes lignes du paysage et ses adorables détails. La route est tracée dans une contrée admirable. Tantôt elle monte ou elle descend, tantôt elle se rapproche d’une colline qu’elle contourne, tantôt elle s’éloigne d’un géant de granit, et décrit dans la plaine une figure sinueuse. Ici l’on voit des aloès, des orangers, des oliviers, et des vignes qui seront chargées à l’automne de raisins renommés ; là des chanvres ; plus loin du maïs, de l’avoine et du lin ; plus loin encore des prairies artificielles on naturelles, et des troupeaux de moutons, de chèvres, de bêtes à cornes ; ailleurs c’est un vallon fertile, ou bien un ravin, précipice au fond duquel un ruisseau invisible saute de pierres en pierres, charmant l’oreille du voyageur de son murmure souterrain. Les coteaux, les montagnes, derniers rameaux des Pyrénées cantabriques portent une épaisse toison de chênes, de noyers, de châtaigniers, d’où s’échappent par instant les notes nasillardes et plaintives de la musette d’un berger ; nous cueillons çà et là, dans une touffe d’arbousiers et de beillotes, au pied d’une roche moussue, une branche de thym, une fleur de serpolet. Nous atteignons quelques charrettes d’une physionomie barbare, dont les roues pleines, sans jantes ni rayons, tournent en grinçant avec l’essieu ; leurs conducteurs nous saluent au passage ; enfin des voyageurs nous croisent : les uns sont à cheval, les autres en liteira (litière), espèce de chaise à porteurs à deux places, conduite par deux mulets, attelés devant et derrière[1], et c’est ainsi que le voyage se poursuit sinon sans fatigues, du moins sans ennui, et que nous parvenons au gîte sans regret.

Cette course nous avait tenus environ dix-sept heures à cheval.


X

Porto est bâtie sur deux mamelons de granit, au pied desquels passe le Douro. De l’autre côté, sur la rive gauche du fleuve, s’élève Villa-Nova de Gaia (Portus Cale), devenue simple annexe de l’ancien Castrum novum. La cathédrale et l’évêché dominent la ville ; le couvent de Serra do Pilar, transformé en citadelle par D. Pedro, en 1832, protége ou menace le faubourg. Porto se lie à Villa-Nova de Gaia par un pont suspendu ; des navires chamarrés de tous les pavillons possibles encombrent le port ; de la base au faîte des collines, se dressent des rues à pic, des escaliers taillés dans le roc ; le Douro disparaît dans un fond obscur ; sur les deux bords de la rivière, des coteaux inaccessibles, en façon de coulisses, font ressortir le motif principal du tableau, et tout cela, vu à distance est d’un ensemble majestueux. Comme décor de théâtre, comme mise en scène, c’est imposant, mouvementé, grandiose.

De tout ce pittoresque, cependant, de ces lignes contrastées dont le peintre s’applaudit, l’habitant aimerait, je crois, à rabattre quelque chose pour que la cité fût plus commode à parcourir. L’artiste, de son côté, ferait sans peine la concession de quelques inégalités de terrain afin que, dans ses constructions, Porto se montrât moins anglaise, moins française, c’est-à-dire un peu plus de son pays. Dans les quartiers neufs, les rues sont larges et alignées au cordeau, les places spacieuses et symétriques, et plus d’un monument porte à son frontispice des colonnes à chapiteaux corinthiens. Mais le caractère national est absent, la couleur locale effacée ; aussi, chose étrange, dans ce pays de soleil et d’azur, malgré les caprices du sol, Porto semble roide et compassée, et, pour comble, le Douro à l’étroit dans son lit, trop serré entre ses deux rives escarpées, vient ajouter à cette teinte de tristesse son cours mélancolique et morne.

Porto est avant tout une ville d’affaires[2]. Le commerce tient ses grandes assises le long du fleuve, tout proche des navires, sur le quai où sont les comptoirs, dans les rues adjacentes, et surtout dans la rua Nova dos Inglezes (rue Neuve des Anglais), où, pendant une sorte de Bourse ouverte en plein air, chacun envahit les trottoirs et la chaussée, voire, quand il pleut, les allées et jusqu’aux escaliers des maisons. Par le pont, les négociants communiquent avec Villa-Nova de Gaia où sont entreposés les fameux vins du Douro, où l’on voit aussi en travail incessant des usines de distillerie, de tannerie, de produits chimiques, de tissus de soie, etc. Les transactions s’engagent et se poursuivent avec une grande activité, mais avec une prudence sagement précautionneuse. Le négociant portuense est riche, quelquefois richissime ; cependant, facile à s’inquiéter, il y regarde de près avant de commencer une opération ; curieux de savoir quelle direction prendront ses écus et peu aventureux, ce n’est pas lui qui donnerait tête baissée dans ces tripotages de finances auxquels l’industrie et le commerce servent trop souvent de prétexte.

  1. L’usage des liteiras s’est conservé dans les environs de Braga et de Guimaraens. Dans la province de l’Alemtejo, où les chemins sont impraticables aux voitures, on n’emploie jamais, pour les voyages, d’autre mode de transport. La liteira est menée par un leteirero à pied, qui tient toujours la bride du mulet de devant.
  2. En 1859, il est entré ou sorti de Porto deux mille cinquante-six navires ; la marine portugaise est représentée dans ce chiffre pour un peu moins des deux tiers. Pendant cette même année, il a été fait pour 38 197 812 fr. d’affaires à l’importation, et à l’exportation pour 44 648 504 fr. La douane a rapporté 290 000 fr. L’exportation seule des vins du Douro figure sur ce chiffre pour 17 000 fr. Les autres marchandises exportées sont les huiles, les raisins secs, les oranges, les citrons, le sumac, etc. La douane de Porto compte trois cent dix-sept employés.

    Gaia et Porto ont ensemble trois cent vingt fabriques employant quatre mille cinq cents ouvriers.

    Les entrepôts de Gaia ne contiennent pas moins de quatre-vingt mille pipes de vin. La contenance d’une pipe est à peu près égale à celle de deux barriques et demie de Bordeaux.