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soupe de choux au lard. C’est le plat gaulois par excellence. De leur côté, les Anglais adorent le roast-beef ; les Espagnols, l’olla-podrida ; l’Allemand, la choucroute ; l’Italien, le macaroni, et le Chinois, les nids d’hirondelle. Quant aux Portugais ils ont une folle passion pour les poulets bouillis dans l’eau et assaisonnés d’huile et d’ail. Or, il faut avoir vu le jour sur les rives fortunées du Minho, du Douro ou du Tage, pour trouver un tel mets succulent ; je le tiens, quant à moi, pour infâme, exécrable, monstrueux. Aussi, à cette fin d’en effacer le souvenir odieux, ce n’était pas trop, on en conviendra, de deux ou trois tranches de pâté de perdrix aux truffes alternant avec quelques gorgées de fin champagne.

À ce dîner infiniment trop portugais, j’avais aussi dégusté, mais du bout des lèvres bien entendu, une sorte de potage froid dont les convives indigènes faisaient leurs délices et que je signale comme un autre guet-apens culinaire. Cette indigne chose s’appelle assorda. C’est un mêli-mêlo de pain, d’eau, d’huile, de vinaigre, d’ail, d’oignon, etc., etc. Rien que d’y songer je sens mes cheveux s’agiter et devenir roides[1]. En outre de l’assorda et du poulet à l’huile, l’hospede (hôtelier) avait mis sur la nappe du bœuf bouilli enjolivé de morceaux de jambon et de lard, de choux et de saucissons ; puis du riz au safran et de la morue. Cela était passable. Le cuisinier portugais est au moins fort habile à varier la préparation du riz. C’est du reste le mets qu’on trouve en ce pays sur toutes les tables, sur les plus riches et sur les plus modestes, car, ainsi qu’on l’a dit, « un dîner portugais ou le riz manquerait serait un repas, mais non un dîner. » On nous avait encore servi des limas, fruit délicieux qui ressemble au citron, avec les extrémités aplaties, du monçâo et du vinho d’enforcado ou vin de pendu, ainsi nommé parce que la vigne qui le produit grimpe le long des arbres d’où elle pend jusqu’à terre. Ce cru n’est pas bon. Le monçâo, au contraire, est parfait. Il se récolte dans la partie du pays qui s’étend depuis le Lima jusqu’à la Galice ; inconnu à l’étranger, c’est à peine si le commerce de Lisbonne pourrait en fournir à un amateur.

Le service de la table portugaise comporte toujours des palitos. Le palito est un cure-dent pointu et rond à un bout, carré et plat à l’autre ; fait en bois d’oranger, propre, blanc, flexible ; on prend plaisir à s’en aiguiser les dents, et chaque convive en use cinq ou six par repas.

Nous étions sortis après le dîner. À notre rentrée à l’hôtel, vers dix heures, le thé nous attendait. Cette boisson est très-répandue en Portugal ; on en fait une consommation considérable, et, par contre, le chocolat est loin d’être aussi goûté qu’en Espagne.

De Vianna à Ponte de Lima il y a par eau un peu plus de onze lieues. La rivière est charmante. Ses bords riches, verts et fleuris se déroulent de chaque côté dans une succession de plans qui meurent et renaissent pour composer des sites inattendus, toujours beaux, toujours nouveaux. Malheureusement de nombreux bancs de sable rendent la navigation difficile et fatigante, et de temps à autre nous passons par-dessus le bord, pour remettre à flots, d’un coup d’épaule, l’embarcation engravée. D’autre part, la Santa-Annica refoule le courant, la brise ne donne que par intervalles, et tout cela réuni fait que le trajet ne s’accomplit pas en moins de quatorze heures.

En accostant le quai de Ponte de Lima, auprès d’un beau pont qui date de D. Pedro Ier, ce qui nous reporte au milieu du quatorzième siècle, je contemplais, le nez au vent, ce monument dont l’aspect est vraiment imposant, lorsque je vis deux magnifiques rangées de dents blanches perçant de leur éclat les premières ombres du soir : Christoval, aux aguets sur le pont, nous souriait à sa manière, en ayant l’air de vouloir nous dévorer.

Nous en avions fini avec la Santa-Annica. Gaspar et Leonardo débarquèrent nos paquets, nous souhaitèrent bon voyage et reçurent en échange de leurs loyaux services, d’abord, le prix convenu pour la location de la barque : une meia-coroa, une meia-peça, un decimo de coroa, c’est-à-dire dix-sept mille reis, ou environ cinquante francs, — ensuite, ä titre de pourboire, un cincotestoes, un cruzado novo, un seis vintens, un meio testâo, un pataco et deux cinco reis, en tout douze cents reis, ou à peu près six francs[2]. À cette largesse Joseph ajouta quatre ou cinq pincées de tabac français, et je quittai ces honnêtes matelots en me promettant de les recommander un jour aux touristes désireux de naviguer sur le Minho et le Lima, comme des modèles de bonne volonté et de patience, de sobriété et de discrétion.

En réglant ce compte, je pensai involontairement à la parole d’un très-spirituel voyageur : « Pour visiter la Péninsule, dit M. Desbarolles, il faut un bon fusil et trois francs par jour. » Un bon fusil, je le veux bien, mais trois francs par jour !



IV

M. Smith nous attendait. Parti le matin de Valença, en compagnie d’une troupe de muletiers, il avait traversé des montagnes arides, des plaines désertes, des collines chargées de châtaigniers, de sapins, de liéges, des vallées riches en culture, et, après une première course à travers les rues de Ponte de Lima, il déclarait la villa digne d’une halte un peu sérieuse.

L’heure du dîner était venue. Animé du plus vif désir de ne pas prendre à Ponte de Lima un repas qui servît de pendant à celui de Vianna, Joseph se fit apporter par

  1. L’assorda des Portugais est le gaspacho des Espagnols. Cette soupe détestable a cependant la vertu d’être extrêmement rafraîchissante. Un jour, après une course très-fatigante dans la sierra d’Antequerra, en Andalousie, dominant le dégoût que m’inspirait le gaspacho, j’en mangeai et j’éprouvai immédiatement un bien-être très-sensible.
  2. Les monnaies de Portugal sont nombreuses. L’étranger éprouve toujours une grande difficulté à se familiariser avec tant de valeurs et de dénominations différentes. Il y a six monnaies d’or, onze d’argent, trois de cuivre, une de bronze. Le franc vaut deux cents reis ; mais le change le réduit à cent soixante ou cent quatre-vingts. La monnaie ne se frappe aujourd’hui qu’à Lisbonne ; autrefois, on en frappait également à Porto, à Coïmbre, à Évora, et à Valença.