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qui court devant vous dans le bleu du ciel, c’est le grand pont suspendu, qui unit la rive américaine à celle du Canada, Great Suspension Bridge ; œuvre gigantesque par laquelle le génie américain semble avoir voulu lutter de grandeur avec le Niagara lui-même. Ce pont se compose de deux tabliers superposés, à huit mètres d’intervalle. Les piétons et les voitures passent sur le pont inférieur ; l’autre est réservé aux convois des chemins de fer de New-York, de l’Érié et du Grand Occidental. Rassuré par la solidité des câbles de fer de cette construction, je me hasardai, après avoir payé un péage d’un franc vingt-cinq centimes, à m’aventurer jusqu’au milieu du pont, qui n’a pas moins de deux cent cinquante mètres de longueur et se balance au-dessus des flots mugissants du Niagara à une élévation plus grande que celle de la croix du Panthéon au-dessus du pavé des rues environnantes. Sur ce chemin aérien il me semblait que j’étais balancé dans l’espace. Heureusement pour moi, le tablier supérieur n’étant pas encore terminé, nul convoi à vapeur ne pouvait en ce moment passer à quelques mètres au-dessus de ma tête. Deux mois plus tard, j’aurais pu expérimenter ce complément de vertige. On n’évalue le prix de revient de ce pont étrange qu’à deux millions cinq cent mille francs. Puisse-t-il durer longtemps pour l’honneur de l’industrie humaine !

J’avoue qu’en le quittant je remis avec plaisir le pied sur le sommet des rochers qui bordent le fleuve, et bientôt j’arrivai au-dessus d’un bassin circulaire dominé par des montagnes escarpées.

En cet endroit l’eau obéissant à l’impulsion de courants opposés décrit une série de cercles concentriques et forme ainsi un tournant qui présente, dit-on, une différence de trois mètres entre le niveau de son centre et celui de ses bords. Les troncs d’arbres qui y sont entraînés permettent de suivre facilement le courant de ce vaste tourbillon.

Rentré à l’hôtel pour dîner, j’allai dans la soirée admirer l’aspect grandiose et romantique de la cascade, argentée par les rayons de la lune. Je ne sais si le souvenir de la belle page que Chateaubriand a consacrée aux splendeurs mélancoliques d’une nuit passée sur ces mêmes rivages ne me poussait pas, à mon insu, à y prolonger jusqu’au jour ma promenade et mes rêveries solitaires. Mais j’avoue que la fraîcheur humide de l’atmosphère me fit regagner prosaïquement ma chambre bien close et mon lit longtemps avant que le fleuve eût cessé « de refléter dans son sein les constellations de la nuit[1]. »

Dès le lendemain matin, 12 septembre, un petit bac me conduisit sur la rive américaine. Là se trouve un escalier en bois, qui mène au plus haut sommet qui domine le fleuve. Moyennant une légère rétribution, un char mû par un mécanisme vous épargne même la fatigue de cette ascension et vous transporte, commodément assis, au-dessus de la cataracte qui se présente de profil ; tandis que sous les pieds mêmes du spectateur un large torrent couvre d’écume la cime des rochers et se précipite en frémissant dans l’abîme. On a établi un pont sur le courant rapide qui forme la chute américaine. Ce passage serait effrayant, sans les petits îlots de rochers qui, semblables à des sentinelles avancées, sont postés au bord du précipice. On arrive ainsi à l’île de la Chèvre (Goat-Island), dont on peut faire le tour en voiture dans de gracieuses allées, percées dans des bois touffus, ou à chaque pas on a ménagé de jolis points de vue sur les rapides formés par l’écoulement du lac Érié. Les bords de cet impétueux torrent et les quelques îlots qu’il ronge incessamment offrent l’image de la lutte des éléments et sont jonchés de troncs d’arbres déracinés. La carcasse d’un navire brisé sur les rochers ajoute à l’effet de ce tableau de destruction. Tous ces flots agités semblent hâter leur course vers l’abîme.

Un long escalier est adossé aux parois de Goat-Island ; je le descends jusqu’à une petite cabane ou se tient un grand diable de nègre, le guide de la grotte des Vents. Il me propose immédiatement une excursion sous la cataracte centrale. J’accepte cette offre, qui me paraît aussi bizarre que tentante. Il me faut d’abord remplacer mes vêtements par une chemise et un pantalon en laine, puis recouvrir le tout d’un costume complet en caoutchouc. Mon guide porte le même uniforme. Ces apprêts terminés, nous partons, et bientôt nous sommes sous la cascade, qui nous accueille par une large douche : c’est le baptême du Niagara. Un escalier, fragile et glissant, s’enfonce sous la voûte liquide ; nous descendons avec précaution, et le nègre m’avertit de tenir ma main devant ma bouche, car sans cette précaution il serait impossible de respirer au milieu du nuage de gouttelettes d’eau qui tourbillonnent autour de nous. Une masse épaisse de cristal verdâtre s’arrondit en arche devant nous et laisse à peine tamiser, dans ses couches liquides, une douteuse clarté, qui nous guide dans un petit sentier le long des rochers dont la paroi s’incline sur nos têtes. Nous cheminons ainsi dans un couloir de pierre et d’eau, où l’on ne peut rien distinguer, où tout autre son que le fracas épouvantable de la chute des ondes ne saurait se discerner.

Enfin nous atteignons une petite anfractuosité du roc, où l’air, emprisonné et refoulé sans cesse par l’irrésistible colonne d’eau de la cataracte, s’agite en violents tourbillons, et a valu à cet enfoncement le nom de grotte des Vents. Accroupis dans cette étroite retraite nous respirons à pleins poumons, et pendant quelques minutes nous plongeons du regard dans l’épaisseur du fleuve qui se précipite par-dessus nous. Le nègre me demande si j’ai le courage d’aller plus loin. Je me lève et nous voilà repartis ; mais nous avançons avec peine et en marchant sur des cailloux roulants. Cependant j’avançais toujours, quand le guide m’arrêta sur le bord même d’un ressaut de rocher, formant un précipice que nul encore n’a sondé. En conséquence, je casse un fragment de roche, en souvenir de ma périlleuse explo-

  1. Chateaubriand, Génie du christianisme, chap. xii.