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immense qui leur servait de rempart et de cadre… Aujourd’hui tout cela est bien changé ; le courant des visiteurs qui s’épanche annuellement vers les fameuses chutes, semble aussi abondant que celui de leurs ondes.

Sans doute, ainsi que l’ont affirmé des écrivains de la génération qui nous précédés, on pouvait jadis, dans le double silence de la nuit et de la forêt vierge, saisir à plus de dix milles de distance les sourds mugissements de la cataracte. Mais aujourd’hui les hurlements des machines à vapeur, voguant, glissant dans toutes les directions, les sifflets des chauffeurs, les vociférations et les cris des camionneurs et des cochers, les clameurs et les murmures sans nombre et sans trêve s’élevant des fermes, des usines et des maisons de campagne alignées tout le long du fleuve, forment un concert où se perd à distance, comme dans l’orchestre d’une académie impériale de musique, la voix du grand artiste que l’on voudrait entendre. En outre, le soi-disant village qui couvre, sur la rive américaine, le plateau rocheux d’où se précipite le fleuve, ne diffère en rien, dans ses rues longues, droites et larges, dans ses nombreuses et fraîches constructions, ses six églises, ses douze élégantes hôtelleries et sa banlieue de magnifiques villas, de ce qu’on a l’habitude d’appeler une belle et bonne cité. De l’antique forêt ne cherchez pas vestige ; on l’a métamorphosée en jardins dessinés avec plus ou moins de goût, en tapis de gazons bien peignés, bien veloutés, en corbeilles de fleurs rares. Enfin les nombreuses usines, les scieries, les papeteries, alignées le long des chutes mêmes, dont une portion détournée par une prise d’eau a été consacrée à l’industrie, font penser involontairement au cheval Pégase, empêtré d’indignes harnais et soumis à la cravache d’un maquignon, ou au fouet d’un charretier. Au reste, les âmes naïves qu’émeut encore le spectacle de la nature, la sainte poésie de la terre, doivent se féliciter de pouvoir contempler le Niagara tel qu’il est aujourd’hui, car s’il était entré dans l’esprit de quelque Barnum de le diviser, subdiviser et détailler en étangs et mares de parcs, en ruisselets de jardins, en jets d’eau de parterres ou même en bocaux à poissons rouges, il l’aurait fait.

À peine descendu à l’hôtel Clifton, bâti en face de la chute, je montai au belvédère, d’où l’on aperçoit dans toute leur étendue ses deux sections qui appartiennent, l’une, aux États-Unis, l’autre au Canada. La première présente une ligne droite de trois cent vingt mètres de développement, tandis que la seconde, longue de six cents, se contourne et se creuse en forme de fer à cheval, ce qui lui a fait donner le nom anglais de horse-shoe. Par ces deux larges brèches ouvertes dans une digue rocheuse, taillée à pic, se précipite tout le trop-plein du lac Érié, trop-plein évalué mathématiquement à quatre vingt-dix millions de mètres cubes par heure, ou si l’on aime mieux, à quinze millions d’hectolitres par minute. Le nom de Niagara est une transformation du mot iroquois Ongakarra, qui signifie « l’eau retentissante comme le tonnerre. » On ne pouvait trouver une plus juste dénomination.

Devant un tel spectacle la première impression est la stupeur, et l’homme, incapable d’analyser ce qu’il éprouve, a besoin d’un peu de temps pour observer les détails de ce vaste ensemble. Quel peintre, quel musicien, quel écrivain en pourrait rendre l’effet saisissant ! Les merveilles de la nature éveillent en nous simultanément une foule de sensations complexes. La plume peut à peine noter l’une après l’autre chacune de ces impressions, qui se confondent et s’harmonisent pour exalter notre admiration. En face du spectateur s’élèvent des rochers rougeâtres, dont la couleur fait ressortir les brillantes teintes de la masse liquide. Verdâtre à son sommet, celle-ci est veinée au-dessous de filets d’argent, puis se perd dans l’abîme en avalanches d’écume neigeuse. L’île de la Chèvre (Goat-Island) se trouve au milieu des deux chutes, qui semblent à chaque instant devoir l’entraîner dans leurs impétueux tourbillons. Bien qu’elle résiste, grâce à ses puissantes assises, il s’en détache quelquefois des quartiers de rochers qui roulent dans des gouffres insondables. Une couronne de végétation apparaît seule au sommet de l’île, et surmonte les nuages épais qui du sein de l’abîme s’élèvent parés des étincelantes couleurs de l’arc-en-ciel. Du fond du gouffre bouillonnant, monte en roulements de tonnerre la voix de la cataracte qui célèbre les grandeurs de sa propre création.

Depuis plus d’une heure, je me trouvais sur le belvédère de l’hôtel, lorsque j’entendis retentir les sons bruyants du gong, cloche chinoise, fort en usage aux États-Unis. C’était l’appel du dîner ; autour de la table deux cents voyageurs étaient assis. Les dames en grande toilette portaient des robes décolletées, beaucoup plus convenables pour un bal que pour un repas d’auberge ou une promenade champêtre. Dans ces repas le champagne coule à flots, et chaque convive trouve auprès de lui la carte du menu, toujours aussi varié que délicat. Les nombreux domestiques entrent dans la salle, posent les plats sur la table et marchent avec une régularité toute militaire. On cause peu, mais on mange beaucoup et vite ; au Niagara, comme ailleurs, l’Américain semble toujours poussé par une voix intérieure qui lui crie : Debout et marche !

Une côte rapide conduit de l’hôtel à la station d’un petit bateau à vapeur, destiné à porter les promeneurs le plus près possible de la cataracte ; mais comme cette fois nous étions un trop petit nombre d’amateurs, le steamer changea sa direction et descendit le courant rapide du Niagara. Le fleuve coule entre deux murailles rocheuses dont les interstices nourrissent toujours une puissante végétation. Mais au milieu de ces rameaux dont une constante humidité entretient la verdure, ne cherchez pas avec l’auteur d’Atala « des carcajous se suspendant par leurs queues flexibles au bout d’une branche abaissée pour saisir dans l’abîme les cadavres brisés des élans et des ours[1]. » Le fleuve aujourd’hui vous réserve d’autres étonnements. Cette grande ligne noire,

  1. Chateaubriand, épilogue d’Atala.