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La ville de ce nom, bâtie sur la droite de l’Hudson, couvre les flancs d’une colline couronnée par le Capitole, vaste monument où siége le gouvernement de l’État de New-York. Pour traverser le fleuve, on se sert ici d’un de ces bateaux à vapeur qui remplacent aux États-Unis les ponts européens. Ce système de passage offre peut-être une voie plus rapide et moins fatigante que l’autre, mais un pont en pierre est plus monumental et n’a pas l’inconvénient de sauter en l’air comme il arrive quelquefois à ces bacs, qui toujours marchent à haute pression.

Dès que j’eus retenu une chambre à l’hôtel, j’allai sur le quai visiter les nombreux bâtiments à vapeur qui font le voyage d’Albany à New-York. Ces magnifiques palais flottants ne se voient qu’aux États-Unis. Il n’y a rien à leur comparer en Europe, ni sur la Tamise, ni sur le Rhône, ni sur le Danube. Un capitaine américain me fit l’honneur de son bord. On trouve sur le pont un salon de coiffure, le bar-room et l’emplacement destiné aux bagages. Le premier étage est occupé par un salon qui s’ouvre sur deux terrasses couvertes de tentes pour mettre les voyageurs à l’abri du soleil. Si un homme semble bien petit, au premier abord, à côté de ces immenses machines, elles donnent bientôt une haute idée de l’intelligence de celui qui en a combiné les plans et de l’esprit d’entreprise de ceux qui les ont fait exécuter.

Les rues d’Albany sont larges et régulières ; les maisons, bâties en briques ou en pierres rougeâtres, présentent de belles boutiques. J’y ai remarqué les façades du Capitole, de la bourse et de quelques églises. Le style grec domine ici comme à Boston ; l’Amérique aura-t-elle de longtemps un style à elle ? Le musée, bâti en marbre blanc, renferme une singulière collection de prétendues curiosités. Approchez-vous des vitrines qui abritent, selon les Albaniens, des figures historiques, vous y contemplez simplement d’affreuses caricatures en cire, comme on en voit sur nos boulevards ou à la foire de Saint-Cloud.

Le jour de mon arrivée à Albany coïncidait avec un dimanche, jour où on ne rencontre personne dans les rues, où tous les magasins sont hermétiquement fermés, ou il ne part aucun bateau à vapeur, aucun convoi de chemin de fer. Après une heure et demie passée dans un temple écossais protestant, l’ennui allait me gagner quand j’avisai un omnibus attelé de quatre chevaux, qui, me dit-on, se rendait à Troie, ville située a dix kilomètres d’Albany, au pied du mont Ida et non loin du mont Olympe.

Il y avait, dans ces noms grecs, de quoi piquer la curiosité d’un homme qui a étudié, Homère à la main, le théâtre de l’Iliade…, je grimpai sur l’omnibus. Après trois quarts d’heure de course à travers une jolie campagne parsemée de maisonnettes en bois, il me déposa au milieu d’une ville manufacturière, aussi déserte qu’Albany, et dont les constructions n’ont assurément rien de pélasgique. Certes, le Simoïs et le Scamandre sont de minces filets d’eau comparés à l’Hudson qui baigne la Troie occidentale ; mais l’Ida asiatique, si dépouillé qu’il soit de ses forêts, où les rois allaient couper leurs sceptres, de ses gazons que foulaient les déesses ; mais l’Olympe de Bythinie, plus peuplé aujourd’hui de voleurs que de divinités, ont cependant encore un autre aspect, parlent autrement aux regards que leurs homonymes d’Amérique. L’abus des noms classiques est une des faiblesses des Yankees.

Cette manie, fort innocente du reste, ne saurait choquer que les archéologues et ne peut éveiller autant de susceptibilités que celle des Anglais, qui, d’un pôle à l’autre, ont éparpillé sur la face du globe, en canaux, détroits, baies, golfes, caps, promontoires, îles, îlots et rochers, fleuves, torrents et ruisseaux, monts, collines et taupinières, comtés, districts, cités, bourgs et hameaux, plusieurs centaines de Trafalgars, d’Arapiles, de Waterloos et d’incalculables Wellingtons.

Comme je revenais de Troie on me dit que j’avais manqué l’occasion d’assister aux cérémonies religieuses des Shakers, établis depuis 1787 à New-Lebanon, où l’on peut se rendre en une heure par le chemin de fer de Boston. La secte des Shakers, fondée par une Anglaise nommée Ann Lee, se compose de huit mille personnes environ. Ces chrétiens font consister la sainteté dans le célibat et dans la chasteté la plus absolue ; ils pratiquent la communauté de biens et considèrent la danse comme la principale pratique du culte. On m’affirme que leurs établissements prospèrent, que leurs mœurs restent pures et que les Américains, fixés dans les environs de New-Lebanon, vantent la douceur et la charité des Shakers.

Le 29, à sept heures du matin, je me trouvais à bord de l’un des bateaux à vapeur qui descendent l’Hudson jusqu’à New-York. Ici encore égalité parfaite entre tous les passagers ; il n’y a qu’une classe et qu’un prix pour tous : sept francs cinquante centimes pour un parcours de deux cent soixante et un kilomètres. Placé sur la terrasse du vapeur, je contemple à loisir les rives de l’Hudson, qui jouissent en Amérique d’un grand renom de scenery. Ce fleuve coule d’abord lentement entre des plaines fertiles et enlace plusieurs îles gracieuses. Bientôt nous laissons derrière nous la ville d’Hudson, les montagnes de Catskill, la crique charmante, où le village du même nom éparpille ses délicieuses villas, dont quelques-unes s’étagent sur les flancs de montagnes ombreuses.

Bientôt la ville de Kingston, les hauteurs de Shawangunk et de vastes usines défilent à leur tour. Nous passons devant New-Burgh, ville peuplée de douze mille habitants, l’une des plus considérables qu’on trouve sur les bords de l’Hudson. Ce promontoire romantique est Westpoint, où gît comme un nid d’aigle l’Académie militaire des États-Unis. Alentour se montrent les ruines des fortifications bâties sur les hauteurs pendant la guerre de l’indépendance. Westpoint était en effet à cette époque la clef de l’Hudson. Si les bords du fleuve et leurs pittoresques montagnes rappellent aux Européens les bords du Rhin entre Bonn et Mayence, ils rappellent aux Américains quelques-uns des plus glorieux souvenirs de la guerre de leur indépendance.