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çoit le cimetière du mont Auburn, remarquable par sa gracieuse situation. Plusieurs belles résidences d’été et les villes de Nahant, Lynn, Salem, remplissent les arrière-plans de ce vaste tableau qu’encadrent les premiers contre-forts des montagnes Bleues.

On appelle Boston l’Athènes américaine ; aussi étais-je curieux de visiter son musée ; je lui consacrai plusieurs heures. Il renferme une petite collection de plâtres, des tableaux peu intéressants et quelques échantillons. À cet établissement, peu digne de sa réputation et du grand centre de population et de lumières auquel il appartient, je préfère de beaucoup le vaste édifice élevé, en 1742, par Pierre Faneuil, qui en fit don à ses concitoyens pour leur servir de marché et d’hôtel de ville. On a nommé berceau de la liberté ce bâtiment ou les promoteurs de la révolution américaine venaient haranguer le peuple. Non loin de là s’élève la bourse, magnifique monument dont la façade est construite en granit. On remarque du reste à Boston tous les genres d’architecture, depuis le gothique jusqu’au chinois. Mais le style dorique paraît le plus en vogue. Les principales boutiques, ressemblant beaucoup à celles de Londres, sont encombrées, ainsi que les rues et les passages, d’une foule d’acheteurs, de vendeurs, fort empressés ou faisant semblant de l’être, allant, venant et surtout courant. À chaque pas, j’entends répéter autour de moi le mot sacramentel business, échangé par des gens qui s’abordent, se croisent et s’éloignent avec une étourdissante rapidité. Il faut épargner le temps, disent les Américains ; time is money. »

Derrière les vitrines élégantes de plusieurs magasins, je ne vis pas sans surprise des rangées de cercueils de tous prix et de toute grandeur. On peut entrer dans la boutique, se faire prendre mesure et choisir le bois qu’on préfère pour la confection de sa bière. Voilà un usage qui semble annoncer une certaine philosophie chez les Bostoniens. Leur ferveur religieuse n’est pas moins évidente, à en juger du moins par les nombreux temples que renferme leur ville. J’en ai compté plus de cent, appartenant à toutes les communions chrétiennes ; les puritains, qui forment la majorité de la population, tolèrent l’exercice des autres cultes.

Mes promenades à travers les rues de Boston se terminèrent enfin dans le parc public. Ce ne fut pas sans un plaisir réel que je pus m’asseoir à l’ombre d’un de ces grands arbres qui remontent au temps de la guerre de l’indépendance. Devant moi, l’hôtel du gouverneur se dressait sur le sommet d’une charmante colline couverte de frais gazon, tapis de verdure qui descend jusqu’aux bords du fleuve Charles.

Je passai ma seconde soirée au principal théâtre de Boston. Les acteurs n’y étaient ni plus ni moins médiocres que dans nos petites villes de province. Heureusement j’étais venu aux États-Unis non pour comparer les ingénues ou les pères nobles des deux rives de l’Océan, mais pour observer les progrès du commerce et de l’industrie, et le plus étonnant développement de population que l’histoire du genre humain ait eu à enregistrer.

Boston, qui ne contenait guère plus de vingt mille âmes en 1775, en renferme au jourd’hui près de deux cent mille. Les maisons, de bois ou de briques, au dix-huitième siècle, ont fait place, dans le nôtre, à des constructions de granit. Ajoutons que le Massachussets, dont cette ville est le chef-lieu, a vu tripler sa population depuis la révolution, nourrit plus d’un million d’hommes, entretient une marine marchande dont le tonnage dépasse celui de toute la marine française, possède une presse périodique éparpillant, bon an mal an, au vent de la publicité, soixante-dix millions de numéros affectés aux lettres, aux sciences, aux arts et à la politique, et ouvre quinze cents bibliothèques publiques aux besoins intellectuels de sa population.

L’État de New-York, où j’allais entrer, me réservait, sur une plus grande échelle encore, le spectacle des développements de cette civilisation hâtive, qui tient un peu, il faut le dire, des forêts vierges dont elle a pris la place. Comme celle-ci, elle recèle dans son sein de sombres abîmes et d’inévitables périls, et sa luxuriante séve, plus féconde que pure, se répand de toutes parts avec trop de bouillonnements pour ne pas laisser voir à sa surface des taches et de l’écume.

Albany, chef-lieu administratif de New-York, est lié à Boston par un des grands bras du Western railroad (voie ferrée de l’Ouest). Sur ce chemin de fer comme dans la plupart des institutions des États-Unis règne l’égalité absolue, il n’y a aucune distinction de classes dans les trains destinés aux voyageurs. Les wagons, longs d’environ vingt mètres sur quatre de largeur, ont leurs banquettes disposées comme celles des omnibus. Leurs couloirs intermédiaires sont unis les uns aux autres, par des plates-formes, de sorte que l’on peut communiquer facilement d’un bout à l’autre du convoi.

Au sortir de la gare, le convoi traverse un quartier manufacturier, puis un faubourg où les maisons sont encore en bois, généralement peintes en blanc. Puis vient la campagne présentant tour à tour des terres cultivées, des bois, des petits cours d’eau et des fonds de montagnes bleuâtres. Les villages se succèdent rapidement jusqu’à la station de Springfield, ville où se trouve le plus vaste arsenal des États-Unis, et située au sommet d’une colline qui domine le fleuve Connecticut et les riches vallées qu’il arrose.

Pendant tout le trajet des serviteurs officieux circulent sans désemparer dans l’intérieur des wagons, offrant aux voyageurs des journaux ou des feuilles d’annonces, et même des verres d’eau à la glace. Mais ces prévenances de l’administration ne peuvent nous faire oublier la poussière qui pénètre à flots dans les voitures et les continuels soubresauts qu’impriment à celles-ci les inégalités de la voie, construite avec plus de hâte que de soins. Chaque fois que, depuis ce jour, j’ai entendu vanter par les économistes le vaste réseau des lignes ferrées des États-Unis, lignes qui, mises bout à bout, enserreraient le globe d’un cercle de quarante millions de mètres, ni plus ni moins que l’équateur, je me suis rappelé les heurts et les cahots du chemin d’Albany.