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On peut aussi recueillir sur le bord des cours d’eau, dans le lit de ruisseaux desséchés, de la salade de céleri et de perdicium.

Après deux journées de relâche à la baie Saint-Nicholas, nous fîmes route pour la baie Borja, où nous abordâmes à la nuit.

Les côtes situées entre ces deux localités sont exclusivement montagneuses et quasi désolées, surtout du côté de la Terre de Désolation (une des grandes îles qui composent la Terre de Feu) et au cap Froward, extrémité méridionale du continent américain. Par ses gigantesques proportions, la nudité de ses rochers et les anfractuosités remplies de glace à l’époque de l’année où nous le visitions, ce cap est d’un aspect aussi sauvage qu’imposant.

On comprend qu’à la vue de ces effrayants rivages, sur lesquels un accident pouvait les jeter et les laisser en butte à toutes les horreurs de la misère, le courage des compagnons de Magellan ait commencé à faiblir. Puis, quand après avoir doublé ce cap ils aperçurent un amas confus de rocs et de montagnes qui semblaient barrer le détroit et leur défendre tout progrès ultérieur, et que, nonobstant ces obstacles surhumains, le grand navigateur s’enfonçait à l’aventure dans une des gorges de ce labyrinthe, on comprend encore mieux qu’ils se soient refusés à la manœuvre, en criant à leur capitaine qu’il les menait dans les gouffres de l’enfer. Mais la force du génie triompha de l’inertie des hommes comme des obstacles de la nature, et quand, sorti du goulet où il s’était enfoncé, il montra à son équipage terrifié une mer plus ouverte et pour ainsi dire déblayée, chacun vit bien que le grand homme était inspiré du ciel pour ouvrir de nouvelles voies à l’activité de ses contemporains et des générations futures.

Après avoir passé la nuit à la baie Borja (presqu’île de Croker) dans un beau bassin enclavé dans des montagnes abruptes, nous nous dirigeâmes vers Playa-Parda, où nous arrivâmes dans la soirée par un vent violent et une neige qui nous dérobait la vue des côtes ; en sorte que notre entrée dans le petit bassin de Playa-Parda, caché entre des montagnes, faisait honneur tout à la fois à la sagacité et à l’habileté de notre capitaine.

Après trois années et demie d’une laborieuse navigation, nous devions revoir ce même port, mais non plus sous la direction de l’officier qui nous y avait si habilement introduit dans des circonstances difficiles ! Une cruelle maladie l’avait séparé d’un navire qu’il conduisit trois années durant à travers les écueils de la Nouvelle-Calédonie et dans les parages inconnus de l’archipel de la Louisiade. Il dut renoncer au fruit de ses peines, au moment où sa main allait l’atteindre, et la seule récompense qu’il ait tirée de ses travaux est l’estime, l’affection et les regrets de son état-major et de son équipage. Ainsi va le monde d’ici-bas !

Qu’on se figure un grand puits creusé dans une montagne, et l’on aura une idée assez exacte du bassin de Playa-Parda. Les parois de ce puits, quoique rocheuses de la base au sommet et en grande partie dépourvues de terre végétale, ont cependant la singulière propriété de se présenter sous un aspect verdoyant. C’est que dans ces contrées la mousse, les lichens, les fougères et les lycopodes couvrent les espaces où les arbres n’ont aucune prise. La roche que le temps, la pluie, la neige et la glace usent, frottent, détériorent, les plantes vivaces qui grimpent, serpentent le long des rochers, tapissent les parois à pics, remplissent les anfractuosités, tout enfin abandonne des détritus qui s’accumulent vers la hase et sur les tertres susceptibles de les retenir. Là-dessus prennent racine des arbustes piquants, le houx, le berberis à feuilles coriaces, le cyprès, les fougères arborescentes, espèces de palmiers égarés des régions équatoriales de l’Amérique centrale jusque sur les rivages de Magellan.

Voyez ce monticule couvert de mousse, d’où s’échappent quelques arbres rabougris ; mettez-y le pied, vous foulez une mousse spongieuse qui se déprime sous votre poids. Et ce ravin, à demi rempli du même humus et des mêmes produits vivants, approche de son bord, vous entendez le murmure d’un ruisseau invisible, vous cherchez à l’apercevoir, et vous entendez l’eau bruire sous vos pas. C’est que, filtrant à travers les mousses et l’humus spongieux, il arrive à la surface du roc et s’écoule en dérobant son cours.

La chasse offre peu de ressources à Playa-Parda ; on n’y tue guère que des oiseaux de mer, mais on s’y procure du céleri sauvage, précieuse trouvaille pour des gens rassasiés de viande et affamés d’herbe. L’équipage puise à pleins baquets les moules sur leurs bancs ; une fois à bord, les chauffeurs en remplissent leurs seaux de tôle, les présentent au feu des fourneaux, et improvisent ainsi des marmites et une cuisine de Gargantua. Comme dans tout le détroit, on peut pêcher ici en plus ou moins grande abondance des mulets, des lamproies, des éperlans, des loches, etc.

Les conchyliologues, naturalistes de hasard qu’on flétrit volontiers du nom de coquillards, peuvent enrichir leur collection de térébratules, de vénus, de mactres, de peignes, de patelles, de tritons, de licornes, de fissurelles, de moules d’un demi-pied de longueur et d’oscabrions ou chitons d’espèce propre à ces rivages, comme la patelle d’Urville et le chiton magellanique.


Le havre Tamar. — Météorologie.

Le 4 août, nous laissons Playa-Parda, nous dirigeant vers le havre Tamar. La végétation des deux rives, celle de la Terre de Feu et celle du continent, s’appauvrissent de plus en plus ; les montagnes découvrent leurs flancs noirs ou rougeâtres, tachetés de blanc par les flocons de neige. Le canal s’est tellement rétréci depuis les environs du cap Froward que l’œil embrasse et saisit parfaitement tous les détails, tous les accidents des deux rives.

Nous mouillons le soir au havre Tamar, sous le cap de même nom (presqu’île de Guillaume IV, Patagonie).

Un des premiers objets qui frappa nos regards fut une carcasse de navire, roulée par la mer jusque sur le sable. Le naufrage avait eu lieu depuis longtemps ; on