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En effet, bien que le nom d’Antipater ait pu contribuer à propager l’erreur, il paraît probable que cette inscription n’a jamais eu d’autre but que de rappeler les noms de ceux qui les premiers, peut-être, osèrent explorer cette grotte. Quant aux prétendus assassins d’Alexandre, je leur accorde encore assez de bon sens pour n’avoir pas été inscrire leurs noms justement à l’entrée de leur refuge.

J’étais en train déjà de donner les ordres nécessaires à notre descente, lorsque le docteur, chef de l’expédition, interposa son autorité-pour que le déjeuner précédât cette opération. Nos estomacs étant tombés d’accord, nous pénétrâmes dans la masure en ruines, et grâce à nos marins, gens experts en ces sortes d’affaires, un repas champêtre fut organisé en quelques minutes avec les provisions que nous avions apportées du bord. La victuaille artistement placée sur un bloc de granit, nous fîmes, je l’assure, un excellent déjeuner qu’assaisonnait un violent appétit surexcité par la marche et l’air vif du matin.

Nos forces réparées par ce réconfortant repas, nous fûmes bientôt prêts. Notre première descente se fit au moyen d’une forte amarre que nos hommes enroulèrent autour d’un pilier, et par laquelle nous nous laissâmes glisser, précédés et suivis de nos guides et de nos matelots. Nous atteignîmes, en premier lieu, une petite plate-forme longue de quelques pas et bordée de crevasses que, dans sa frayeur exagérée, Tournefort appelle d’horribles précipices ; puis, après quelques pas faits vers la droite, nous montâmes au haut d’un petit rocher presque perpendiculaire, à partir duquel nous commençâmes une seconde descente plus longue et plus périlleuse, avec le secours d’une solide échelle de chanvre qui nous déposa sur une roche humide et rendue glissante par la mousse dont elle est couverte. Nos guides nous firent cette fois la recommandation de nous tenir sur la gauche, le côté droit présentant des précipices plus sérieux, jusqu’à ce que, étant arrivés à l’entrée d’un boyau long et étroit, il fallut s’y engager tantôt courbés en deux, tantôt marchant à l’aide des mains, le tout au grand détriment de notre toilette, et malgré les lamentations du pauvre docteur gêné par son embonpoint, et qui commençait fort à se repentir de m’avoir accompagné. Enfin après quelques minutes de marche, à moitié suffoqués par la fumée des torches et les exhalaisons méphitiques, nous nous trouvâmes devant une ouverture pratiquée à quelques pieds du sol et par laquelle on entre dans la grotte.

C’est en vérité un magique spectacle, et si Tournefort est enthousiaste, défaut auquel les savants sont rarement sujets, en revanche, M. de Choiseul-Gouffier, pour un artiste, me semble froid à l’égard de cette merveille.

Tout dépend, il est vrai, de la disposition d’esprit ; j’ai vu des touristes forcenés que la fatigue d’une excursion rendait insensibles aux plus beaux spectacles. Heureusement il n’en était pas ainsi de moi ni du docteur qui avait déjà complétement oublié les émotions de la descente ; aussi nous livrâmes-nous à la plus expansive admiration pour ce travail latent de la nature souterraine.

Les dimensions de la grotte sont colossales : placée à une profondeur de plus de soixante-cinq mètres, elle a environ quarante mètres de largeur sur soixante-dix de longueur, et j’évalue sa hauteur à trente mètres environ.

La voûte forme un dôme irrégulier, couvert de stalactites[1] affectant la forme de cônes renversés, très-allongées, et dont la teinte d’un blanc tirant sur le jaune s’éclaircit à l’extrémité inférieure qui devient presque transparente.

Quelques-unes de ces stalactites se présentent sous les aspects les plus bizarres. Là c’est une étoile, plus loin de vastes choux-fleurs, puis une cascade artificielle, des végétations fantastiques, en un mot, c’est l’apocalypse des minéraux.

Le sol est également couvert de nombreuses stalagmites[2] affectant les formes les plus variées. Vers le milieu de la grotte il s’en présente une magnifique agrégation qui ne mesure pas moins de dix-huit mètres de circonférence sur une hauteur de six mètres environ. C’est sur cette stalagmite appelée l’autel que M. de Nointel, ambassadeur de France près la Porte ottomane, fit dire la messe pendant les fêtes de Noël de l’année 1673. Il y passa trois jours en compagnie de plus de cinq cents personnes. « Cent torches, de cire jaune et quatre cents lampes qui brûlaient jour et nuit étaient si bien disposées, dit Tournefort, qu’il y faisait aussi clair que dans l’église la mieux illuminée. » Une inscription latine constatait ce fait. C’est vainement que nous l’avons cherchée[3].

  1. De ςταλαζω, tomber goutte à goutte. On donne le nom de stalactites à des concrétions allongées de forme conique, provenant de l’infiltration d’un liquide incrustant à travers les voûtes des cavités souterraines. C’est ordinairement une eau chargée de matières calcaires, et c’est la présence de l’acide carbonique qui lui donne la propriété de dissoudre ce carbonate qui serait insoluble dans l’eau pure. Ces cônes sont généralement creux à l’intérieur, leur surface est tantôt lisse, tantôt hérissée de pointes cristallines. Ce sont des formes accidentelles qui résultent du mouvement lent de haut en bas que possédait le liquide qui a déposé dans leurs particules. Les premières gouttes qui suintent à travers la voûte de la cavité et qui y restent suspendues, éprouvent un commencement de cristallisation à leur surface ; par suite elles déposent une partie des molécules salines qui forment à leur base un petit anneau ou rudiment de tube ; ce rudiment de tube s’accroît et s’allonge par l’intermède de nouvelles gouttes arrivées à la suite des premières et qui descendent, soit le long de la surface externe, soit à travers la cavité intérieure ; cette cavité s’obstrue alors, et la stalactite ne prend plus d’accroissement qu’à l’extérieur, et comme elle en prend davantage à sa base où l’eau commence à déposer, on sent qu’elle doit avoir en général une forme conique.

    (Ch. d’Orbigny, Dict. d’Histoire naturelle.)

  2. Stalagmites. Les gouttes d’eau qui tombent sur le sol des cavités souterraines y forment d’autres dépôts ordinairement mamelonnés, à structure stratiforme et ondulée. Ce sont ces stalagmites dont on tire souvent de beaux échantillons d’albâtre calcaire… Tournefort s’imagine, erreur pardonnable à un botaniste, que les pierres végètent à la manière des plantes, et ne paraît nullement avoir compris la formation des stalagmites.

    (Ch. d’Orbigny, Dict. d’Histoire naturelle.)

  3. Voici cette inscription telle que la donne Tournefort :

    « Hoc antrum ex naturæ miraculis rarissimum una cum comitatu recessibus ejusdem profondioribus et addirioribus penetratis suspiciebat et satis suspici non posse existimabat. Car. Fran. Olier de Nointel imp. galliarum legatus, die nat. Chr. quo consecratum fuit an. MDCLXXIII. »