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montagnes. Les torrents se précipitent avec fracas du haut des rochers, et se partagent souvent en deux ou trois chutes séparées, qui, se changeant dans le lit de la vallée en ruisseaux limpides, serpentent ensuite dans des prairies d’un vert d’émeraude, et vont alimenter plus loin la rivière de Rauma qui coule majestueuse au milieu du paysage. Quelquefois la vallée est si étroite qu’on pourrait à la rigueur causer de l’une de ses parois à l’autre. D’Ormeim à Flatmark, la vallée est délicieuse de fraîcheur ; les bords de la Rauma sont fertiles et bien cultivés ; les montagnes y ont une forme grandiose : à droite s’élève le Homsdalshorn qui doit son nom à sa forme, une corne tachetée de neige s’élevant presque perpendiculairement jusqu’aux cieux, et servant, au loin dans la mer, de point de reconnaissance pour les pêcheurs et les matelots égarés.

Son élévation au-dessus de la vallée n’est que de mille trois cents mètres ; mais, en raison de son escarpement vertical et du peu de largeur de la vallée, elle paraît bien plus haute. À gauche se dressent les pics de Froltinderne, espèce de mur crénelé au faite duquel se découpent comme des statues de roi. La légende prétend que ces rochers fantastiques sont des sorciers malfaisants qui, voulant empêcher saint Olaf de pénétrer dans la vallée pour y introduire la religion chrétienne, furent changés en pierre par le pieux monarque.

Cette contrée fut jadis une sorte d’Olympe odinique ; c’était la résidence des dieux scandinaves, et, longtemps après le reste du pays, elle resta hostile au christianisme.

Tout autour du fjord de Romsdal s’élève une chaîne de pics, cornes, dents et glaciers, des formes les plus bizarres. Quelques-unes de ces hauteurs montent perpendiculairement du fond de la mer jusqu’au niveau des neiges éternelles. Rien en Europe ne peut se comparer à cet horizon fantastique qui semble avoir été taillé à coups de hache par la main des Titans. Une vue prise du fjord de Veblungsnœset peut en donner une faible idée.

Dans une anse du fjord, nous retrouvâmes avec plaisir notre yacht, dont le capitaine s’était amusé, en nous attendant, à tirer des canards. La course que nous venions de faire avait duré cinq jours, partie à cheval, partie en carriole ou en bateau ; tantôt traversant des glaciers, tantôt descendant dans des vallées fertiles, ou bien naviguant sur des alpestres lacs ; maintenant nous revenions à l’eau salée et à notre vie maritime avec un nouveau plaisir. Cette manière de voyager, en variant sans cesse ses modes de transport, est pleine d’attrait, et l’on se fatigue bien moins le corps et l’esprit. Malheureusement le temps semblait désormais fixé à la pluie ; elle nous suivit en pleine mer jusque dans le port de Christiansund, ville de quatre mille âmes, bâtie sur un amas de rochers nus et arides, et qui fait le commerce de poissons secs, principalement avec l’Espagne. Les mauvaises langues attribuent même les visites fréquentes des marins andalous aux beaux yeux noirs et à la taille cambrée des jeunes filles de Christiansund. Tout ce que je sais, c’est que sous leurs toques de soie noire ou violette, sous l’épais châle rouge noué autour de leur cou, ce sont de charmantes créatures. À peine ancrés, je descendis à terre avec le photographe et ses instruments pour chercher des points de vue ; après avoir exploré pendant une heure les rues et les monticules de la ville, nous nous arrêtâmes sur un rocher dominant l’entrée du port ; l’endroit était propice, il ne nous manquait qu’une maison convenable pour nos opérations. Ce n’était pas chose facile à trouver, toutes les portes étaient fermées, la population étant allée en masse à la Résidence pour voir le vice-roi. Enfin j’avisai une habitation de pêcheur dont la porte était ouverte. Une jeune femme nouvellement accouchée s’y trouvait au lit avec son poupon ; elle nous reçut néanmoins avec beaucoup de bienveillance, et nous indiqua un réduit propre à nos manipulations. Pendant que M. Thom y disposait son laboratoire, je racontai à la jeune mère l’entrée du vice-roi en ville. Il paraît que ma description lui parut si attrayante qu’elle ne put résister à la tentation d’aller en personne s’assurer de la beauté du prince ; elle se leva donc après mon départ, confia son enfant à une voisine, et nous laissa maîtres du logis. J’allai moi-même rôder dans les environs. M. Thom s’était, après le départ de la dame du logis, établi dans sa chambre même, dont il avait fermé rideaux et volets pour obtenir une vraie chambre obscure. Dans ce moment revient le t mari ; voyant tout fermé chez lui, il conçoit des inquiétudes sur la santé de son épouse, qu’il a laissée souffrante ; il double le pas ; en ouvrant sa porte, une odeur de collodium chatouille désagréablement son odorat ; il s’arrête avec stupeur : « Décidément, se dit-il, ma femme est morte ! » Ouvrant alors avec impétuosité la porte de sa chambre à coucher, il s’y trouve nez à nez avec le petit photographe, très-embarrassé de sa personne, qui le rassure à la fin, en lui expliquant à grand-peine le mystère de l’invasion de sa maison.

Femmes de Christiansund.

L’honnête pêcheur finit par être flatté de ce qu’on avait trouvé sa cabane si intéressante, et donna à l’artiste une boîte d’allumettes chimiques en souvenir de lui, le priant, en outre, de me remercier pour le portrait de sa femme et de son enfant que j’avais laissé sur la table.

La ville offrait un banquet au royal visiteur chez un des gros bonnets de la ville ; je dis gros bonnet et devrais dire gros corps, car jamais à une foire quelconque on n’a exhibé un homme de dimensions semblables. Sa poi-