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frac taillé à l’anglaise ; les femmes portent un corsage de laine écossaise dont l’usage remonte probablement à l’époque où leurs ancêtres se partagèrent les vêtements de Sinclair et de ses compagnons. Elles sont douées d’une taille svelte et élancée, et même de distinction naturelle et de grâce.

C’est sans doute ce qui avait séduit un Anglais de vingt-deux ans que nous vîmes à Lauergaard où il avait pris femme. Ce jeune homme, venu dans le pays pour pêcher à la ligne comme tant d’autres de ses compatriotes, s’était, en prenant ses truites, pris lui-même aux charmes d’une jeune paysanne, et s’en était amouraché au point de la demander en mariage. Le père de la belle avait fait prudemment lui-même le voyage de Londres, en quête d’informations sur son futur gendre, et ce ne fut qu’au retour qu’il consentit à lui donner sa fille. Les jeunes époux habitent le pays depuis deux ans, et paraissent fort heureux. M. M…, ne vivant qu’avec les relations de madame, en a adopté le genre de vie et le langage. Tant qu’il parle en anglais, c’est un parfait gentleman ; s’il cause en norvégien, c’est un rustre.

Vue prise du fjord Veblungsnœset. — Dessin de M. de Saint-Blaise.

Notre étape suivante nous conduisit à la riche ferme de Toftemoen, dont le propriétaire, M. Tofte, possède un demi-million, ce qui ne l’empêche pas de mener sa charrue lui-même. Bien qu’affectant des idées fort démocratiques, ce paysan se vante de descendre en ligne directe du roi Harald Haarfager. Grand amateur de chevaux, il nous montra avec orgueil le trotteur qui a remporté le prix de la dernière course ; c’était un petit cheval trapu, couleur café au lait, marqué, ni plus ni moins qu’un onagre, d’une raie noire, s’étendant du garrot à la queue. Mon postillon me glissa doucement à l’oreille qu’arrivé sur le lieu de la course, Tofte n’avait découvert qu’un seul compétiteur dangereux pour sa bête, et n’étant pas connu dans la contrée, il avait proposé de conduire le cheval rival du sien, et avait naturellement fait en sorte de se laisser dépasser par son propre coursier. Nous confions, sous le sceau du secret, ce procédé à la discrétion des amateurs de turfs.

Un sentier circulant à trois cents mètres au-dessus du niveau de la mer, autour du triste lac de Lasjö, nous fit pénétrer, de Tofte, dans la vallée de Romsdal. Pendant que nous changions de carriole sur ce trajet, je remarquai une jeune femme accompagnée de trois paires de jumeaux tous bien portants ; les aînés avaient six ans ; les puînés quatre, et les cadets étaient dans leur deuxième année. Le mari, chasseur de rennes sauvages, nourrissait avec son fusil toute la famille, qui pétillait d’aise au moment où je la vis, le vice-roi leur ayant donné à chacun un écu tout neuf qu’ils contemplaient avec une respectueuse admiration.

La vallée de Romsdal, une des plus pittoresques du monde, se distingue entre toutes celles que j’ai visitées par la richesse et le nombre de ses cascades, la verdure de son tapis de gazon, la couleur transparente de la rivière qui la parcourt, et enfin par la forme hardie de ses